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La renaissance de l’armée américaine après la guerre du Vietnam, un cas d’école pour toutes les organisations ?

En 1973, l'armée américaine quitte le Vietnam la tête basse. AFP

Un peu oubliée aujourd’hui en Europe, la défaite militaire de l’armée américaine dans la guerre du Vietnam (1955-1975) reste un traumatisme majeur dans la mémoire collective outre-Atlantique. L’évacuation précipitée de l’ambassade à Saigon le 30 avril 1975, marque le rattachement du Vietnam du sud à la République démocratique du Vietnam (nord) sous influence communiste. C’est la fin de 20 ans de présence américaine (plus marquée à partir de 1964) après l’indépendance acquise par l’Indochine, ancienne colonie française.

Les forces armées sud-vietnamiennes que les États-Unis soutenaient ont été défaites en dépit d’un soutien massif. Au plus fort du conflit, en 1968, ils sont 500 000 soldats américains sur place. Avec près de 2 millions de civils (nord et sud) tués, près d’un et demi-million de soldats nord et sud-vietnamiens, et près de 58 000 soldats américains morts au combat, le bilan humain est très lourd.

Politiquement, la guerre affaiblit les États-Unis. La société civile, qui un temps a soutenu la politique étrangère, se retourne et manifeste violemment sa désapprobation. Le scandale des Pentagon Papers, la révélation en 1971 dans le New York Times d’un document « ultra secret » retraçant l’origine de l’engagement américain, décrédibilise les institutions. Et le financement de la guerre estimé à USD 1 500 milliards en dollars de 2021 obère la capacité d’action du gouvernement fédéral.

Acteur en première ligne dans ce conflit, l’armée américaine a été profondément bouleversée par cet épisode douloureux. À l’échec militaire, en effet, s’était ajoutée la honte collective de massacres perpétrés contre des civils (Mӯ Lai) et l’ire internationale dans l’utilisation massive d’armes chimiques (agent orange). Seule la conscription permettait encore de « recruter » pour l’armée de terre. Au sein de l’armée américaine au Vietnam, la désobéissance passive s’était développée, les cas d’attaques fratricides de GIs contre leurs propres sous-officiers ou officiers s’étaient multipliés et l’usage de la drogue s’était largement répandu. Tout semblait être acceptable aux soldats pour « fuir » ce conflit qui, les dernières années, était largement perçu comme moralement répréhensible, humainement tragique et militairement sans issue.

À leur retour, beaucoup souffrent du regard porté sur eux par la société et du contraste entre leurs idéaux et les actes auxquels ils ont été contraints. C’est notamment là une partie du sens de la chanson « Born in the USA » que sort Bruce Springsteen en 1984, parfois faussement interprété comme un hymne nationaliste.

Malgré tout, l’armée a néanmoins su renaître de ses cendres et se relever d’une crise quasi existentielle en utilisant des leviers à portée de main de toute organisation.

Une cure d’apprentissage intensif

A la suite d’investissements hasardeux ou d’un retournement brutal de conjoncture, toute entreprise peut traverser une (très) mauvaise passe. Il lui faut alors mobiliser les énergies, les partenaires et les ressources internes au service d’une vision audacieuse pour espérer en sortir. Et d’une certaine façon, c’est à cette jonction que se trouve l’armée américaine au milieu des années 70 : relever la tête ou dépérir (disparaître n’étant pas une option pour l’armée).

La situation de l’armée américaine au sortir du Viêt Nam a de singulier que c’est toute l’institution qui est touchée par la crise morale qu’elle traverse. Pour envoyer plus de 2 millions de soldats entre 1964 et 1973 risquer leur vie de l’autre côté de la planète, toute l’institution s’est engagée financièrement, matériellement et psychologiquement. La crise qui l’atteint questionne alors toutes les dimensions de l’organisation : sa capacité opérationnelle à remplir la mission attendue de la nation, mais aussi sa raison d’être ou ses valeurs, et enfin sa motivation à atteindre les objectifs. L’organisation a-t-elle encore la « force nerveuse » et les capacités matérielles pour sortir de l’ornière ?

Une poignée de généraux expérimentés et de membres du Congrès visionnaires s’engagent alors dans une réforme de l’institution avec un mot d’ordre : l’apprentissage permanent. Analysé à froid et sans états d’âme, l’échec militaire vietnamien s’explique en effet largement par l’incapacité de l’armée à s’adapter à une guerre civile asymétrique mêlant guerre des idées et guérilla, soldats et civils, la jungle, les villages et le milieu urbain.

Des premières graines sont ainsi plantées dès le milieu fin des années 1970 pour faire aujourd’hui de l’armée américaine une organisation apprenante. Une raison opérationnelle s’imposait : l’armée devait impérativement réacquérir les capacités individuelles et collectives pour développer l’efficacité opérationnelle en situation de combat. La formation intensive, l’éducation de l’esprit et l’entraînement des corps dans le cadre d’une doctrine adaptée et sur la base de standards explicites étaient incontournables.

Une raison psychologique a également justifié cette cure d’apprentissage intensive : le besoin de reconstruire la fierté dans l’institution et l’estime de soi. L’acquisition de compétences accroît le sentiment de maîtrise de son environnement, ce qui nourrit la confiance et rehausse l’estime de soi. La capacité à agir avec compétence a été identifiée comme un pilier de la motivation intérieure.

Devenir une organisation apprenante

Ce mouvement de revitalisation par l’apprentissage était révolutionnaire par son envergure et visionnaire au regard des missions que la nation américaine allait confier à ses forces armées dans les années à venir : maintien de la paix, guerres contre-insurrectionnelles, soutien à reconstruction, opérations spéciales, intervention sous mandat ONU… La stratégie d’apprentissage et de développement de réelles compétences a permis de motiver les troupes. Elle a suscité la fierté d’appartenance, et a rendue l’armée à nouveau attractive auprès des jeunes Américains. Elle a enfin permis de développer de véritables capacités opérationnelles et adaptatives.

Fort Irwin en Californie, choisi comme National Training Center en 1979. Jarek Tuszyński/Wikimedia, CC BY-SA

Quels ont été les leviers de cette transformation ? L’armée a créé un commandement (TRADOC) unifiant doctrine et formation pour faciliter l’extension des standards et la mise en cohérence des pratiques au sein des unités. D’immenses terrains d’entrainement – le National Training Center à Fort Irwin en Californie ou le Joint Readiness Training Center à Fort Polk en Louisiane ont été créés pour faire vivre aux unités des entrainements ultraréalistes et de haute intensité. L’objectif était de leur permettre de dégager de véritables apprentissages opérationnels et de mettre à jour leurs capacités en lien avec les rapides évolutions technologiques. Les solutions de traçage utilisées – armement laser, satellite, observateurs in situ – ont accru massivement l’utilité des apprentissages des soldats. Les simulations se déroulent sous contraintes réalistes de matériel, de sommeil, et de renseignement et à l’échelle de bataillons entiers. Les unités apprennent ensemble et dans le dur.

Reste que vivre des expériences mémorables ne suffit pas pour apprendre. Encore faut-il en tirer des leçons permettant d’améliorer la performance individuelle et collective. En s’appuyant sur son centre de recherche comportementale, l’armée américaine a développé une technologie d’apprentissage de l’expérience, l’After Action Review, qui permet à une équipe de structurer le débriefing de son action, d’identifier, pour elle-même, sa compréhension de la situation, ce qu’il faut continuer à développer, et ce qu’il faudrait mettre en œuvre pour être plus efficace à l’avenir. Cette méthode, déployée quotidiennement depuis 1980 lors des rotations des unités dans les centres d’entraînement, s’est diffusée au sein des unités de l’armée en opération où elle a démontré sa contribution opérationnelle en accélérant l’adaptation et l’apprentissage continu des unités sous le feu.

Un investissement gagnant

Les apprentissages ainsi développés sont rassemblés au sein du Center for Army Lessons Learned (CALL), vérifiés, validés puis diffusés aux centres d’entraînement ou directement auprès des unités engagées. Ainsi, ce que l’on appelle le cycle de l’apprentissage par l’expérience est intégralement déployé : à la suite d’une expérience réaliste (simulation ou opération), une équipe revisite et réfléchit sur son expérience à froid en croisant les regards ; puis, elle analyse les liens de causalité, réels ou présumés, qui ont présidé à l’action et à ses conséquences pour expliciter les croyances ou formuler des hypothèses ; et, enfin, elle identifie les circonstances concrètes dans lesquelles, à l’avenir, les nouvelles hypothèses pourront être testées, validées ou infirmées. Ces hypothèses peuvent porter sur la tâche collective à accomplir ou sur les dynamiques interpersonnelles au sein de l’équipe.

Depuis cette learning revolution, cet état d’esprit d’apprentissage permanent, fait d’ouverture d’esprit, d’expérimentations et d’humilité, a trouvé à s’exprimer, et avec succès, sur plusieurs théâtres d’opérations. En témoigne l’analyse approfondie de l’adaptation des unités de Marines engagées dans une mission complexe à Anbar au cours de la seconde campagne d’Irak (2003-2008).

Pour l’entreprise, mettre l’apprentissage au cœur de l’organisation est un investissement gagnant. Il implique un véritable leadership, une vision de long terme, une culture partagée de la performance collective, la mise en place d’un état d’esprit (confiance, sécurité psychologique, exemplarité des chefs) et d’outils et méthodes permettant de structurer l’apprentissage en continu, d’identifier les bonnes pratiques et de les diffuser. Mettre le learning au cœur de sa stratégie de performance, c’est ce qu’a fait l’armée américaine pour tourner la page de la débâcle du Vietnam. Pourquoi attendre de vivre un échec majeur pour se réinventer et faire du learning le cheval de bataille de sa compétitivité de demain ?

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