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La solidarité, ou le mantra indéfinissable de l’Union européenne

Manifestation pro-européenne à Londres, le 18 décembre 2017. Daniel Leal-Olivas/AFP

Aujourd’hui dévoyé, le terme de solidarité est peu à peu devenu un « mot-valise » qui inspire et justifie toutes sortes de politiques publiques dans les démocraties occidentales (politiques environnementales, sociales, économiques, etc.). La solidarité représente un paradoxe : employée dans tous les milieux pour parler d’à peu près tout, aucune définition unique ne permet d’en rendre compte. Elle est invoquée à la fois comme une condition de l’ordre et de la cohésion sociale, comme l’objectif de toute organisation politique, et comme la justification de l’action politique et économique des États.

Le modèle européen à l’épreuve

La construction européenne est un des exemples récents de la surutilisation du concept de solidarité. Celui-ci est cité à plusieurs reprises dans tous les textes fondateurs, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) à l’Union européenne (UE). Tantôt la solidarité y est invoquée comme un principe, tantôt comme une valeur. Mais les textes se réfèrent plus souvent à « un esprit de solidarité » qui semble animer depuis toujours la construction européenne et justifier les transferts budgétaires et autres politiques dites de solidarité.

En effet, l’Europe ambitionnait de créer un modèle économique et social original et unique : encourager la compétitivité et le développement économique, tout en mettant en place un système de solidarités censé prévenir et pallier les effets possiblement négatifs du libéralisme économique. Il est clair, aujourd’hui, que ce second objectif n’a pas été atteint et que ce sont encore les États qui jouent le rôle de catalyseur des inégalités engendrées, ou du moins maintenues, par l’économie de marché.

À la différence de la générosité qui concerne une action désintéressée, la solidarité combine altruisme et égoïsme, et repose donc sur un calcul. Mais un calcul large, aux implications réciproques, et qui peut intégrer, au-delà du gain immédiat, le temps long nécessaire aux générations futures, tout comme des éléments de qualité de vie difficilement quantifiables : la convivialité, le sentiment d’appartenance à une collectivité, la reconnaissance. Si on retient cette définition, on convient que l’Union européenne pratique une solidarité a minima, qui ne cesse de s’essouffler et d’être remise en cause par des opinions de plus en plus eurosceptiques.

Or, l’Union européenne demande aux États et aux citoyens d’être davantage solidaires entre eux, sans jamais définir précisément le contenu et les limites de cette solidarité, ni surtout son objectif. Car la solidarité, avant d’être un principe ou une valeur à caractère moral, est un moyen vers une fin. Ne pas exposer clairement l’objectif de la solidarité et se satisfaire d’invoquer son caractère moral, « sacré » et incontestable, c’est prendre le risque de provoquer un ressentiment entre les créditeurs et les débiteurs de la solidarité.

Par ailleurs, on observe depuis quelques années déjà, au sein même des États membres, une désagrégation progressive des liens sociaux et un délitement des cohésions nationales, comme en témoignent notamment la multiplication des mouvements séparatistes, l’augmentation des disparités régionales, ou encore l’amplification du clivage entre les territoires (urbains, périphéries, ruraux).

Être ou se sentir solidaire

Les États et l’UE se posent la même question : comment créer les conditions d’une solidarité européenne et renforcer ainsi le sentiment d’appartenance à la Communauté ?

Avant d’être un mécanisme de redistributions financières, la solidarité est un sentiment. On se veut solidaire car on se « sent » solidaire. Les fondements de la solidarité sont multiples : certains sont rationnels et plus facilement identifiables (comme l’intérêt), d’autres le sont moins et dépendent de contextes particuliers (croyances religieuses, spirituelles, ressemblances culturelles ou historiques, proximité géographique, etc.). La reconnaissance d’enjeux et de défis communs à relever contribue également à la naissance du sentiment de solidarité.

La solidarité n’est jamais un acquis : pour se sentir solidaire et pour le rester, il faut sans cesse renouveler l’intérêt commun qui préside à l’émergence de cette solidarité. Si la paix, la prospérité économique, ou encore la liberté de circuler, ont, pendant un temps, suffi à légitimer l’imposition de la solidarité, ces objectifs ne sont aujourd’hui plus suffisants.

Le siège de la Commission européenne à Bruxelles. Leon Yaakov/Flickr, CC BY

Or, si la solidarité c’est avant tout accepter des sacrifices au nom de l’intérêt général, encore faut-il que cet intérêt soit identifié. Pour survivre au long cours et retrouver toute sa légitimité, l’Union européenne a besoin d’identifier des enjeux d’avenir, compréhensibles par tous, et auxquels elle puisse efficacement répondre. La cohésion interne de l’UE en dépend.

Ainsi, la solidarité européenne doit être enrichie par le succès de projets réalisés en commun. La légitimité de l’Union européenne tient avant tout dans sa capacité à résoudre des problèmes mieux que ne le feraient les États individuellement. Mais les échecs successifs de certaines politiques communautaires (l’immigration étant la dernière en date) ont entamé cette légitimité. Aujourd’hui, le niveau communautaire doit à nouveau prouver qu’il est non seulement utile, mais surtout nécessaire pour affronter les enjeux futurs.

L’urgence de définir l’intérêt général européen

Parmi ces enjeux se trouvent le chômage de masse, la paupérisation et la fragilité des modèles sociaux nationaux. Ces enjeux dépassent largement les frontières des États membres. La légitimité première de l’Union européenne, outre l’instauration d’une paix durable, était d’assurer la protection des peuples dans des domaines où les États nationaux n’arrivaient plus à le faire. Mais pour que l’Union européenne se saisisse de ces enjeux, une révision du principe de subsidiarité s’impose. Sommes-nous prêts à l’accepter ? Rien n’est moins sûr.

La solidarité, une fois son contenu clairement défini, constitue un moyen d’atteindre un équilibre entre des intérêts ou des forces contradictoires, équilibre nécessaire à l’exercice d’une gouvernance européenne crédible. C’est justement cette crédibilité que l’UE doit retrouver. Et elle ne pourra le faire qu’en identifiant le contenu de l’intérêt général européen. Les politiques et les décisions de l’Union doivent défendre et promouvoir les préférences et les aspirations des Européens en termes de valeurs, de normes et de principes. Le recensement et l’identification de ces préférences est un travail certainement gigantesque mais indispensable. Entre-temps, l’UE peut déjà s’appuyer sur les valeurs inscrites dans les traités et la Charte des droits fondamentaux, dont le caractère abstrait et universel a suscité un rapide consensus.

Lorsque ces mêmes valeurs sont ouvertement bafouées par des États membres, l’Union ne sourcille pas ou si peu. En particulier, les dérives anti-État de droit et qui vont à l’encontre des traités signés, en Pologne et en Hongrie, auraient pu être un instant privilégié par l’UE pour affirmer ses principes et les faire respecter en interne. Or, les sanctions concrètes envers ces États se font toujours attendre. L’Union européenne et ses États-membres ne doivent plus craindre de mettre en difficulté et de renvoyer aux principes et aux valeurs inscrites dans les traités les pays qui sont dans l’UE ou qui aspirent à y entrer.

Comment, dans ces conditions, inciter les Européens à soutenir un projet que ses principaux défenseurs, les dirigeants, ne semblent même pas en mesure de défendre ? Comment susciter un sentiment de solidarité lorsque le sentiment général qui prévaut est celui d’une absence de réciprocité entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent ?

La solidarité européenne, quand elle n’est pas budgétaire, est aujourd’hui davantage une incantation qu’une réalité. La conscience de l’interdépendance des États et l’existence d’une communauté d’intérêts ne sont plus des fondements suffisants pour bâtir une solidarité durable. Celle-ci doit s’appuyer sur un projet commun dont l’objectif, in fine, est de défendre les préférences et les aspirations des Européens.

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