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La vente à perte du carburant, une mesure à la portée très limitée

Une femme dans une station-service Intermarché
Les prix à la pompe ont fortement augmenté cet été, pesant sur le pouvoir d’achat des ménages. Shutterstock

Mi-septembre, le gouvernement a annoncé que les distributeurs seraient autorisés à vendre leurs carburants à perte « à partir de décembre » et pour une durée de 6 mois. La mesure, qui vise à limiter les conséquences de la hausse des prix de l’énergie enregistrée cet été sur le pouvoir d’achat des ménages sans toucher aux finances publiques, doit désormais être votée par l’Assemblée nationale courant octobre.

Pour inciter les distributeurs à jouer le jeu – cette vente à perte ne sera pas obligatoire –, le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, a reçu leurs représentants à Bercy, le 19 septembre. Or, cette réunion s’est soldée par un refus massif de Carrefour, Système U, Leclerc, Intermarché ou encore Auchan qui ont estimé que cette mesure « ne sera pas suivie car elle n’est économiquement pas tenable ».

Les enseignes Leclerc et Carrefour ont néanmoins mis en place à partir de la fin septembre des opérations de vente à prix coûtant, c’est-à-dire en renonçant à leurs marges, jusqu’à la fin de l’année. Mais comme l’indique Michel-Édouard Leclerc, président du comité stratégique des centres E. Leclerc, interrogé le 1er octobre sur LCI, hors de question de faire un geste supplémentaire, qui constituerait selon lui une « incongruité » aux nombreuses « implications sociales et économiques ».

Michel-Édouard Leclerc : la vente à perte sur les carburants, une « incongruité » (LCI, 1ᵉʳ octobre 2023).

Il existe pourtant des arguments économiques en faveur de la vente à perte. Si bien que, en France, l’article L442-5 du Code du commerce l’encadre depuis 1963 : cette pratique reste interdite, sauf dans des sept cas particuliers définis par l’article (cessation d’activité, soldes, fin de saison, produits périssables, etc.). En cas de non-respect de la loi, une personne physique risque jusqu’à 75 000 euros d’amende (375 000 euros pour une personne morale). Cette amende peut être portée à la moitié des dépenses publicitaires liées à la vente, le cas échéant.

Notons qu’en Europe, il n’existe pas de législation homogène à ce sujet. Historiquement, la question a longtemps divisé les principaux pays entre ceux qui interdisaient, par principe, la revente à perte (France, Belgique, Espagne et Italie par exemple) et ceux qui ne disposaient pas de règlementation particulière sur le sujet (Allemagne, Suède, Autriche par exemple). Même la directive de la Commission européenne du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises n’intègre pas l’interdiction de la revente à perte.

Stratégie radicale

En effet, d’un point de vue microéconomique, la vente à perte peut être vue comme la plus radicale des stratégies de prédation par les prix. En théorie, quand l’environnement n’est pas parfaitement concurrentiel (présence de barrières à l’entrée du marché, asymétrie d’information, etc.) les entreprises peuvent conduire des stratégies par les prix visant à améliorer leur position concurrentielle.

Un prix « prédateur » est donc un prix de vente très bas visant à éloigner la concurrence réelle ou potentielle. Une telle stratégie permet à une entreprise de créer (ou de maintenir) une position dominante sur un marché (un monopole par exemple). En effet, en imposant des prix très bas, l’entreprise entend bénéficier de sa position historique sur le marché (économies d’échelle, connaissance du marché, réseaux, etc.) pour survivre à court/moyen terme malgré la faiblesse du prix. Le concurrent (potentiel), lui, ne peut lutter face à un tel prix car il ne bénéficie pas de la même rente de situation.

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En d’autres termes, cette stratégie impose une guerre de prix, mais les belligérants ne luttent pas à armes égales : seule l’entreprise qui fixe un prix particulièrement bas a les reins suffisamment solides pour supporter, au moins pendant une certaine période, un tel prix.

Un cas extrême

Or, le secteur de la grande distribution n’a pas particulièrement besoin de protéger son avantage concurrentiel, surtout sur le marché des carburants : d’une part, les prix sont sensiblement plus faibles à Intermarché, U ou Leclerc, que chez TotalEnergies, Esso ou les pompistes indépendants ; d’autre part, les parts de marché des principales enseignes de grande distribution sont bien supérieures à celle des réseaux traditionnels (59,9 % contre 40,1 % en 2022).

Par ailleurs, la revente à perte reste tout de même un cas extrême de prédation par les prix, tant il est difficile de comprendre la rationalité qui peut conduire un producteur à perdre de l’argent en réalisant son activité de production. C’est notamment ce qu’avait avancé Patrick Pouyanné, le dirigeant de TotalEnergies en réagissant à la proposition du gouvernement, réclamant « un peu de bon sens ».

L’éclairage précédent peut nous permettre de comprendre les raisons pour lesquelles une entreprise peut accepter, à court terme, une réduction de ses marges. Les acteurs de la grande distribution réalisent d’ailleurs régulièrement des actions de vente de carburants à prix coûtant, ce qui permet d’attirer les clients vers leurs magasins (avec l’idée qu’ils aillent ensuite y faire leurs courses alimentaires). Mais la revente à perte revêt un côté presque irrationnel pour un entrepreneur. Il est donc très difficile, voire impossible de trouver des arguments microéconomiques incitatifs pour la stratégie souhaitée par le gouvernement.

Un effet discutable sur le pouvoir d’achat

Faut-il alors chercher les raisons de cette proposition dans une analyse macroéconomique ? En effet, la proposition du gouvernement a un objectif de politique économique clairement affiché : redonner du pouvoir d’achat aux ménages français sans mesure coûteuse pour les finances publiques, à l’heure où la dette française a franchi la barre des 3000 milliards d’euros (112,5 % du PIB).

Cependant, il faut nuancer l’impact de cette politique. Tout d’abord, même si la tendance semble se stabiliser autour de 4,9 % en rythme annuel en septembre, les prix des biens alimentaires ont été ces derniers mois le principal moteur de l’inflation (hausse de 11,2 % sur un an en août contre 9,6 % sur un an en septembre). Mais il est vrai que les prix de l’énergie connaissent un rebond important en septembre, principalement en raison de la hausse du prix du baril de pétrole sur les marchés internationaux, et de la faiblesse de l’euro face au dollar.

De plus, on ne peut mettre de côté le risque lié à la réduction des marges sur le carburant pour les enseignes de grande distribution : la compensation par l’augmentation des prix de certaines denrées alimentaires, ou le développement de stratégies comme la shrinkflation (proposer de moindres quantités au même prix) sur les marques des distributeurs par exemple. Au bilan, l’effet sur l’inflation n’est donc pas si évident.

Le gouvernement dans l’impasse

Autre argument mis en avant par l’exécutif : une baisse des taxes n’est pas envisageable étant donné l’état des finances publiques. Il fallait donc faire peser le poids de cette politique sur les épaules des distributeurs… ou plutôt, de certains distributeurs. En effet, très vite après l’annonce, le gouvernement a dû faire face à la levée de boucliers des pompistes indépendants, aux reins moins solides pour pouvoir baisser leurs marges et donc exposés à une concurrence déloyale. Il avait ainsi promis des « mesures de compensation » pour les petites stations-service, remettant ainsi en cause l’effet neutre de cette politique sur les finances publiques…

Il est donc finalement assez difficile de percevoir les fondements à la fois microéconomiques et macroéconomiques de la politique de vente à perte des carburants : aucune incitation individuelle à adopter une stratégie de prix agressive, impact sur le pouvoir d’achat limité, impact sur les finances publiques pas si neutre…

Cette mesure semble donc traduire en creux l’impasse dans laquelle se trouve le gouvernement face à la hausse des prix. En effet, dans la fixation du prix de l’essence, il y a cinq leviers d’action : les taxes (TICPE et TVA), le prix du baril, le taux de change euro/dollar, le coût de la distribution et le coût du raffinage. Comme on l’a vu, les marges de manœuvre sur les quatre premiers éléments sont désormais très limitées. Quant aux raffineries, elles ont quasiment disparu en France, car trop polluantes et trop… coûteuses.

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