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La violence à l’origine de l’engrenage vers la pauvreté

Pexels/Andrea Piacquadio

Très récemment, Joe Biden a renoncé à doubler le salaire minimum aux États-Unis. Pour un économiste libéral, une telle mesure aurait représenté une forme de violence car elle aurait eu pour conséquence une augmentation du chômage des personnes les moins qualifiées et donc les plus vulnérables.

Une élévation du salaire minimum se traduit en effet par un renchérissement du coût du travail qui décourage l’embauche. Pour d’autres économistes, c’est l’inverse : c’est l’absence de salaire minimum légal qui est une forme de violence. Pour eux, elle autorise tous les abus de la part des employeurs. Dans un cas, on estime que les pouvoirs publics exercent une violence sur les individus. Dans l’autre, on estime que c’est le marché. Qui a raison ?

Le cas de Maria Fernandes

J’invite souvent les étudiants à réfléchir à cela en leur exposant le cas de Maria Fernandes, 32 ans, morte dans sa voiture aux États-Unis alors qu’elle s’était endormie. Cette travailleuse pauvre cumulait quatre emplois et, si elle n’est officiellement pas morte d’épuisement, elle semble en tout cas avoir souffert de surmenage. Dans les commentaires en ligne laissés par les internautes, deux grands discours apparaissent clairement :

  • un qu’on pourrait résumer par « le libéralisme tue », formule d’ailleurs employée par un internaute.

  • un autre qui met en avant le fait que le système social français, tout généreux qu’il est, n’est pour autant pas toujours efficace dans la lutte contre la pauvreté. On pensera au « pognon de dingue » dénoncé naguère par le Président Macron.

Chacune de ces opinions identifie implicitement une source de violence à l’origine du problème. Si on s’en réfère à la première, la mort de cette jeune femme est imputée à un marché qui broie l’individu et à l’absence d’un État protecteur. Pour la seconde, c’est l’inverse : le marché est perçu comme entravé par des pouvoirs publics trop présents empêchant l’individu de réaliser son potentiel.

Le décès de Maria Fernandes, quoique tragique, ne saurait alors servir de prétexte à des politiques inefficaces aux effets pervers plus graves que ceux qu’on souhaite éviter.

Quelle violence est la plus grande ?

On ne réconciliera pas ces deux partis. Mais on peut tout de même se demander quelle violence est la plus grande. Le fait de devoir se contenter d’un emploi mal payé ? Ou celui de ne pas avoir accès à un emploi, même mal payé ? Quel modèle est le plus destructeur ? Celui qui produit des travailleurs pauvres ou celui qui produit des chômeurs de longue durée ? En formulant le problème en ces termes, on donne plus de clarté aux débats sur le degré de flexibilité du marché du travail.

Le politologue Johan Galtung (né en 1930) donne de la violence une définition générique :

« La violence est présente lorsque les êtres humains sont influencés de telle sorte que leurs réalisations somatiques et mentales effectives sont inférieures à leurs réalisations potentielles.“ (p. 168)

Elle est ainsi ce qui génère un écart entre ce qui est potentiel et ce qui est effectif. Certes, Galtung ne cite pas Aristote ou Amartya Sen. Cela étant, on peut tout de même noter une certaine parenté entre sa définition et le concept de puissance ou potentialité du premier et celui de capabilités du second. Pour le dire dans le langage de Sen, la violence est ce qui limite les capabilités de l’individu.

Galtung met en évidence plusieurs dimensions de cette violence, dont celle du sujet. La violence peut en effet impliquer un sujet (elle est alors « personnelle » ou « directe ») ou n’en impliquer aucun (elle sera alors « structurelle » ou « indirecte »). Dans le premier cas, on peut la relier à une personne réelle, concrète ; c’est moins évident pour le second. La violence est alors structurelle en ceci qu’elle dérive des règles sociales et ne résulte pas de la malveillance d’un individu particulier. Elle révèle une distribution asymétrique du pouvoir et des opportunités.

L’approche de Galtung permet d’appréhender des comportements tels que les violences conjugales, les violences verbales, le harcèlement, l’analphabétisme, la culture de pauvreté, le chômage, l’échec scolaire, le racisme, les discriminations ou encore le terrorisme.

La discrimination

Toujours concernant le marché du travail, on peut se pencher sur la question des discriminations abondamment traitée par les économistes. Pour Gary Becker (1957), sur des marchés concurrentiels, les discriminations ne peuvent être que temporaires car les entreprises se priveraient alors de salariés leur permettant d’atteindre leur objectif, à savoir maximiser leurs profits. De telles pratiques discriminatoires pourraient même les amener à disparaître.

Elles ne perdureraient donc que sur des marchés non concurrentiels (ou alors si les préférences discriminatoires émanent des salariés ou des clients). Ainsi, les distorsions de marché constituent une violence menant à la marginalisation de certains groupes.

Cet avis est toutefois tempéré par des auteurs tels que Kenneth Arrow (1972) et Edmund Phelps (1972). Pour eux, c’est parce que l’information est imparfaite qu’advient une « discrimination statistique », les employeurs choisissant de recruter ou pas telle personne selon leurs croyances ou les informations disponibles sur les individus du même groupe (ethnique, social, religieux). Là aussi, la cause de la violence subie par les personnes discriminées est sans visage et donc difficile à contrer. Il en va de même pour les approches génétiques-racialistes, les approches en termes de culture de pauvreté ou encore les approches marxistes.

Dans tous ces cas, les économistes ont cherché à identifier ce qui générait la privation de capabilités subies par les personnes discriminées. Indirectement, ils se sont donc interrogés sur la nature et les causes de la violence à l’origine des discriminations.

Le mal-logement

Mais la violence n’est pas présente que sur le marché du travail. La question du logement peut aussi engendrer une privation de capabilités. Celui-ci est un bien essentiel dont la fourniture est parfois problématique. Ainsi, en 2021, on trouverait en France 4,1 millions de personnes mal logées et, plus généralement, 12,1 millions de personnes fragilisées par rapport au logement (sur une population totale d’un peu moins de 67 millions d’habitants). A quoi cela est-il dû ? A des loyers prohibitifs ? Ou au contraire, à un contrôle des loyers aux effets pervers ?

Le contrôle des loyers est un exemple typique de prix-plafond, soit un prix maximum pour un bien. En France, il a été instauré par la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, plus communément appelée loi ALUR ou loi Duflot.

Comme pour le salaire minimum, l’intention est louable. Il s’agit de permettre aux personnes ayant de faibles revenus de se loger sans que cela ne pèse trop sur leur budget. Mais là aussi, la volonté de contrôler les prix est critiquée. Non seulement elle n’améliorerait pas les conditions de logement, mais au contraire, elle les aggraverait vu qu’entre autres maux, elle découragerait les mises en chantier, pousserait à l’illégalité et contribuerait à une dégradation de la qualité des logements disponibles.

À ce titre, elle constitue une violence car elle vient aggraver la difficulté de se loger et pèse sur la croissance économique. C’est la raison pour laquelle sa portée a été limitée par le gouvernement Valls 2.

Pour les partisans d’une telle régulation, c’est au contraire l’absence de contrôle des loyers qui est une violence. En effet, le marché de l’immobilier locatif est un marché d’offreurs avec un rapport de force en faveur des propriétaires. En l’absence d’intervention étatique, ces derniers auraient donc toute latitude pour augmenter les loyers. Ce faisant, ils fragiliseraient une population qui l’est déjà et empêcheraient en outre toute mixité sociale.

Ainsi, le chômage, les discriminations sur le marché du travail ou encore le mal-logement résultent d’une violence structurelle et pas d’une violence interpersonnelle. En ceci, elle est difficile à combattre car on ne peut pas mettre un visage dessus.

On peut certes appréhender, juger et punir le responsable d’un homicide. Mais comment appréhender, juger et punir un système social qui limite les capabilités individuelles et collectives ?

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