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Image du match France Angleterre de 2022.
En 2022, 9,1 millions de téléspectateurs ont suivi le match France Angleterre à la télévision. Franck Fife/AFP

Le « crunch », bien plus qu’un match de rugby

Ce samedi 16 mars, le XV de France joue à Lyon, au Groupama Stadium, son dernier match de l’édition 2024 du Tournoi des six nations face à l’Angleterre. Cette rencontre présente la particularité d’avoir une dénomination propre, une sorte de surnom : le « crunch », un terme à l’origine incertaine que l’on peut traduire par « moment crucial ».

Ce faisant, il s’inscrit dans une tradition que l’on va appeler « l’onomastique sportive » – c’est-à-dire la création de noms propres pour désigner un ensemble d’évènements et d’acteurs dans le domaine du sport, révélant par-là la dimension éminemment discursive des évènements sportifs.

Par-delà l’aspect linguistique strict, ce type de dénominations posent d’intéressantes questions d’ordre socio-culturel mais aussi de marketing. On relèvera ainsi que « crunch » est précisément le nom choisi par le journal L’Équipe pour dénommer son podcast rugby.

Si tout locuteur est en mesure de faire intuitivement la différence entre un nom commun et un nom propre, ceux à qui l’on pense spontanément sont sans doute à chercher du côté des prénoms, des noms de famille, des noms de lieux (pays, villes, villages…), etc. Or, les noms propres sont bien plus fréquents et variés que ces prototypes et le domaine du sport se révèle particulièrement productif à cet égard.

Il y a les noms de clubs (Olympique de Marseille) et d’équipes souvent affublées aussi de surnoms (les Bleus pour les différentes équipes de France, etc.). Il y a les noms des stades qui donnent lieu, depuis plusieurs années, avec la stratégie de vente des droits à des entreprises privées, à ce que l’on appelle le « naming » (ainsi à Lille, le stade Pierre Mauroy ou Decathlon Arena) – phénomène qui oriente déjà la réflexion vers l’intersection entre langue/linguistique et économie/finance.

Match économique

Et il y a donc les dénominations d’épreuves particulières comme le crunch de ce samedi 16 mars. Il serait toutefois réducteur d’y voir une exception rugbystique. On retrouve ces mêmes stratégies en football. Ainsi « El Clasico » désigne depuis les années 1990 les matchs entre le Real Madrid et le FC Barcelone et des tentatives ont été faites de le transférer, pour le championnat français de Ligue 1, aux matchs PSG-OM.

Sans être un nom de marque au sens légal, une telle dénomination individualise comme unique et particulier un match dans un tournoi qui en compte quinze. En discours – des fédérations, des sponsors, des médias et surtout des supporters, car c’est toujours au carrefour de tous ces discours que se construit le sens d’un mot – le crunch devient ainsi le réceptacle de toutes sortes de représentations : la « rivalité » France – Angleterre délocalisée sur un terrain de rugby plutôt que sur le champ diplomatique, le match à ne pas manquer voire un évènement où il faut être… et consommer.

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Il serait donc erroné de réduire le crunch et les autres matchs spécifiques à un folkore socio-culturel. La dimension économique et marketing est également fondamentale (audiences télé et billetterie).

Vidéo (en anglais) de la fédération internationale de rugby sur le Crunch de 1991.

Quel que soit le vainqueur sur le terrain sportif, le Crunch sera encore très suivi, que ce soit en tribune ou à la télévision. La totalité des billets a été réservée en moins de deux heures (malgré un bug informatique, qui a retardé de sept jours leur vente), avec 240 000 demandes enregistrées pour ce match de gala ne disposant pour la vente que de seulement 60 000 places.

En termes de droits télévisuels, le crunch de 2022 qui s’était déroulé au stade de France, le samedi 19 mars à 21 h, a été regardé par 9,1 millions de téléspectateurs sur France 2, ce qui en avait fait la seizième audience nationale de l’année, et le taux d’audience le plus élevé depuis la finale de la Coupe du monde de rugby 2011 entre France et Nouvelle-Zélande. Le Tournoi des six nations se traduit de toute façon à chaque match de l’équipe de France par des audiences importantes, représentant une part de marché importante pour le diffuseur France Télévisions.

Des délocalisations coûteuses

En termes d’économie du sport, le crunch reste également une affaire de gros sous pour les fédérations anglaise (RFU) et française (FFR). D’après ses résultats financiers, la RFU était bénéficiaire de 4 millions de livres sterling en 2023 (environ 4,7 millions d’euros). En revanche, la FFR enregistre des déficits importants : 40 millions d’euros accumulés depuis 2022 (16 millions sur l’exercice 2022-23 et 24 millions sur celui de 2023-24).

La différence majeure entre les deux fédérations de rugby réside dans les recettes : grâce à la propriété du stade de Twickenham, la RFU enregistre des recettes de billetterie de 48,4 millions de livres sterling (56,7 millions d’euros) contre 27,7 millions d’euros pour la FFR et surtout 70,8 millions de livres sterling (82,9 millions d’euros) de recettes d’hospitalité VIP et de restauration qui sont inexistantes pour la FFR qui loue le Stade de France pour plus d’un million d’euros par match.

Un match à Twickenham rapporte environ 10 millions de livres sterling (11,7 millions d’euros) à la RFU, contre 2,5 millions d’euros pour la FFR. Le manque à gagner est donc énorme pour la FFR, ce qui l’a d’ailleurs amené ces dernières années à envisager la construction de son propre grand stade de rugby.

On note d’ailleurs, sur ce terrain des stades eux aussi touchés par les phénomènes de naming, que la délocalisation des trois matchs du Tournoi 2024 en province en raison des travaux au Stade de France en vue des Jeux olympiques (Marseille, Lille et Lyon) se traduit par des pertes de recettes d’environ deux millions d’euros par match pour la FFR.

Enfin, la RFU domine légèrement la FFR en matière de sponsoring et de médias, avec respectivement 66,8 millions de livres sterling (78,2 millions d’euros) et 71,2 millions d’euros. Derniers paramètres du crunch économique : les sponsors et équipementiers. Le sponsor maillot du XV de la Rose est le réseau de télécommunications O2, partenaire depuis 1996, avec sur le dernier contrat conclu pour la période 2021-2026, une participation financière à parts égales pour les équipes masculines et féminines de rugby de l’Angleterre, qui se monte à 7,5 millions livres sterling par an (8,8 millions d’euros). Pour le XV de France, le sponsor maillot est depuis 2018 Altrad, avec un contrat de 9 millions d’euros par an de 2023 à 2028.

Côté équipementier, l’Angleterre a signé avec Umbro (depuis septembre 2020, pour un contrat de 4 ans à 22,8 millions de livres sterling (26,7 millions d’euros) et l’équipe de France avec Le Coq sportif (de 2018 à 2024 pour 3,7 millions d’euros par an et 1,9 million par an pour le rugby amateur).

Au bilan, l’Angleterre domine la France sur le terrain économique. Ce qui ne se reflètera bien entendu pas forcément sur l’issue d’une rencontre qui, quel que soit le résultat, reste à part dans le monde du rugby et du sport.

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