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Le fabuleux destin de Thérèse Poulain : dans les coulisses d’une Préhistoire à la française

les mains de la chercheuse et des ossements animaux
Thérèse Poulain à son domicile. Gwendoline Torterat , Fourni par l'auteur

« Les ossements sur lesquels maman travaillait étaient étalés partout dans la maison. Quand je rentrais de l’école, je me mettais sur ses genoux et je les triais avec elle. » (Agnès Poulain, fille cadette de l’archéologue Thérèse Josien-Poulain)

Disparue en 2022, Thérèse Josien-Poulain, mère de quatre enfants et chargée de recherche au CNRS, a travaillé dès les années 1950 au développement d’un domaine scientifique jusque-là inédit pour la préhistoire française : l’archéozoologie. Elle fait partie de ces femmes pionnières qui ont révolutionné la science.

Contrairement à la paléontologie, dont l’histoire remonte à la fin du XVIIIe siècle, les études archéozoologiques sont menées sur les sites portant les traces d’activités humaines et tiennent compte de l’ensemble des ossements d’animaux retrouvés lors des fouilles. Elles s’adossent donc à l’étude des autres vestiges afin d’accéder notamment aux comportements de subsistance vis-à-vis des ressources sauvages et domestiques. Malgré leur proportion importante sur les sites archéologiques, aucun spécialiste n’avait jusqu’alors choisi de consacrer sa carrière à des analyses poussées destinées à dépasser les déterminations anatomiques et taxinomiques en usage.

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C’est pourtant tout un pan des connaissances sur les populations préhistoriques, croisées à celles des relations naturelles et culturelles entre les humains et les animaux non humains qui échappaient à la science.

La thèse que Thérèse Josien-Poulain soutient en 1964 témoigne d’un élan précurseur vers ces questions, d’autant qu’elle intègre les périodes préhistoriques et historiques à sa recherche. Elle fut en effet la première à étudier la domestication des animaux sur 10 000 ans et la place des premières formes d’élevage dans ce processus.

Et pour cela, elle s’est autant investie sur les terrains de la fouille qu’en post-fouille, c’est-à-dire à l’étape de l’identification et de l’analyse de ces vestiges. Elle a par exemple montré que le prélèvement de certains animaux chassés était différent selon leur âge ou leur état de santé. Elle a également avancé l’hypothèse d’une consommation sélective de certaines parties de l’animal.

Du Musée de l’Homme à son domicile : la naissance d’un laboratoire domestique

Au cours de ses études d’histoire-géographie à la Faculté des lettres de Paris, elle suit en tant qu’auditrice libre les cours de l’ethnologue et préhistorien André Leroi-Gourhan (1911-1986) au Musée de l’Homme.

En 1951, elle s’associe aux fouilles archéologiques que ce dernier dirige à Arcy-sur-Cure (Yonne) et fait la rencontre de l’un de ses proches collaborateurs, Pierre Poulain (1921-1987), qui était aussi responsable des collections du musée d’Avallon et implanté dans la région depuis plusieurs années. Thérèse Josien épouse Pierre Poulain en 1957 et le suit la même année à Avallon, petite ville de l’Yonne éloignée de près de 200 kilomètres du musée de l’Homme où se trouvait son laboratoire, ses collègues, et les étudiants qu’elle avait commencé à former.

Qu’à cela ne tienne ! Thérèse Josien-Poulain décide de transformer son domicile en y installant une bibliothèque, une collection inédite d’ossements de référence ainsi que de multiples zones de stockage et plusieurs espaces de travail.

Ce laboratoire domestique que s’est constitué Thérèse Josien-Poulain n’est pas un cas isolé. L’historiographie souligne la sous-reconnaissance générale des contributions des femmes dans les sciences. Ce phénomène touche autant les catégories de chercheuse, d’assistante ou de technicienne, le statut d’épouse augmentant souvent encore plus leur invisibilisation. L’espace domestique a dès lors longtemps constitué le seul lieu pour l’activité scientifique des femmes, également un espace d’inventions.


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Entre les années 1950 et 2000, un volume colossal de vestiges est arrivé jusqu’au domicile familial de Thérèse Josien-Poulain. Ils proviennent en tout de plus de 600 sites archéologiques, dont 279 ont fait l’objet d’une publication (hors articles de fond).

Des colis d’ossements ont ainsi été envoyés par ses collègues responsables de fouilles en France et à l’étranger, qu’elle appelait ses « fournisseurs ». Avec près de 700 000 ossements répertoriés, elle a examiné sur la table de son salon l’équivalent de plus de 40 000 animaux. Quelques carcasses de boucherie ou de chasse étaient même placées dans le réfrigérateur avant que les os ne complètent la collection de référence. Elle a continué à collaborer de la même manière après sa retraite en 1994, c’est-à-dire bénévolement, pendant plus d’une dizaine d’années.

Dans les coulisses d’une préhistoire « à la française », une école de pensée née dans les années 1950

Malgré son isolement géographique, une implication considérable pour seconder son époux au musée, et l’éducation de ses quatre enfants (nés entre 1958 et 1966), Thérèse Josien-Poulain obtient le poste de chargée de recherche au CNRS en 1967. Si travailler de son domicile ne l’a pas empêchée d’être titularisée, il ne lui a toutefois pas été possible d’évoluer par la suite en tant que maître de recherche. Il fallait pour cela avoir la responsabilité de travaux de recherche d’étudiants, une possibilité offerte à ceux qui étaient restés proches des universités et des laboratoires. Cela étant, ses recherches ont largement contribué à la reconnaissance progressive de ce qui deviendra une discipline à part entière à partir des années 1980.

La reconnaissance de Thérèse Josien-Poulain comme fondatrice de l’archéozoologie est marquée par l’organisation des « Journées scientifiques d’Avallon » en 1983. Cet événement hommage fut organisé par une quinzaine de chercheurs travaillant tant sur les périodes préhistoriques qu’historiques. Ils incarnaient d’une part la première génération d’archéozoologues français formés entre autres par les paléontologues et préhistoriens François Poplin et Jean Bouchud (1913-1995). Et d’autre part, ils héritaient d’une certaine école de pensée née dans les années 1950 avec André Leroi-Gourhan : pour lui, sans l’intégration de l’étude des restes de faune, la préhistoire ne serait qu’un catalogue d’outillage.

coupure de presse
Coupure de presse de l’Yonne républicaine, qui couvre la réunion d’Avallon. Thérèse Poulain est la troisième en partant de la droite sur la photo de gauche. Gwendoline Torterat, Fourni par l'auteur

De façon plus générale, il voulait élargir le spectre des types de vestiges étudiés, pas uniquement osseux. Les méthodes de fouille et d’analyse des vestiges qu’il développa ont suscité l’intérêt d’autres préhistoriens qui mesuraient également l’importance de l’analyse des sédiments et des pollens fossiles. Ce sont plus de 1 500 personnes qui ont ainsi été formées de son vivant à ses méthodes, sur les sites d’Arcy-sur-Cure (1946-1963) et de Pincevent (1964-1986).

Cette école de préhistoire à laquelle Thérèse Josien-Poulain appartenait est donc née sur les chantiers de fouille et a contribué au renouveau des études de paléoenvironnements quaternaires. Néanmoins, pour André Leroi-Gourhan, cet élan d’après-guerre favorable pour la préhistoire était lié à une réflexion de fond sur l’avenir professionnel et institutionnel de la discipline. Son objectif était de remettre les travaux de la préhistoire française à un niveau scientifique qui soit digne du pays. L’ambition d’un tel projet scientifique n’a ainsi pu se faire que collectivement, souvent en coulisses, ce dont les recherches pionnières de Thérèse Josien-Poulain témoignent.

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