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Le Hamas à Gaza : de l’enfermement à la sauvagerie

Foule d'hommes avec des drapeaux de la Palestine et du Hamas
Des sympathisants du Hamas assistent à un rassemblement commémorant le 35e anniversaire de la fondation du mouvement, à Gaza City, le 14 décembre 2022. Anas-Mohammed/Shutterstock

L’attaque sauvage du Hamas contre le 7 octobre dernier illustre une détermination et une montée en puissance des capacités militaires du mouvement islamiste, qui se sont traduites, pour la première fois, par une prise d’otages massive et des massacres de civils commis selon un mode opératoire inédit.

Au-delà de la douleur et de la sidération, que cherchait à accomplir le Hamas par cette offensive sans précédent ?

Anéantir le statu quo

Le premier objectif du Mouvement de la résistance islamique – dont Hamas est l’acronyme en arabe – est d’incarner la représentation des Palestiniens et d’assurer une relève politique.

Face à une Autorité palestinienne discréditée, réduite à gérer les affaires courantes et impuissante à assurer la sécurité de ses administrés, le Hamas cherche à reprendre le leadership d’une communauté politique qu’il a lui-même contribué à fracturer. Sa revendication portant sur la libération de tous les prisonniers palestiniens, dont la majorité appartient au Fatah, renvoie à cette volonté d’assumer la lutte en faveur des droits du peuple palestinien. La perspective d’élargissement de cent cinquante femmes et mineurs palestiniens détenus en Israël en échange de cinquante femmes et enfants israéliens otages du Hamas que prévoit l’accord conclu le 21 novembre entre Israël et le Hamas grâce à la médiation du Qatar, de l’Égypte et des États-Unis constitue un premier résultat en ce sens pour l’organisation islamiste.

Le deuxième objectif consiste à ranimer la question palestinienne qui, malgré la grave détérioration des conditions de vie des Palestiniens liée à la colonisation et à l’enfermement, s’était en quelque sorte éteinte. Le conflit israélo-palestinien n’était certes pas résolu, mais sa faible intensité conduisait Israël et la communauté internationale à le considérer comme gérable, et nulle perspective politique ne se dessinait donc à l’horizon, si ce n’est une annexion de la Cisjordanie et une remise en cause des règles de l’accès à l’Esplanade des mosquées, à Jérusalem, les Juifs religieux venant y prier de plus en plus fréquemment. Le 7 octobre, le Hamas a brutalement ravivé le conflit.

Enfin, le Hamas ne pouvait qu’anticiper la colère d’Israël et sa riposte contre Gaza. L’ampleur des frappes de Tsahal et son incapacité à éviter la mort de milliers de civils permettent de miser sur une indignation planétaire et une extension du conflit à l’espace régional, voire à l’espace mondial.


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L’attaque du 7 octobre et les représailles israéliennes qu’elle a suscitées vont-elles bouleverser la donne au Moyen-Orient ? L’enchaînement des violences risque d’entraîner plusieurs acteurs régionaux dans la guerre et d’approfondir les fractures au sein des sociétés occidentales déjà ébranlées par le terrorisme islamiste sur leur sol. La brutale offensive du Hamas se révèle un piège tendu à Israël et au monde entier. Que s’est-il passé pour en arriver là ?

Gaza verrouillée, le Hamas en quarantaine

Le Hamas ayant remporté les élections législatives en janvier 2006, la formation d’un gouvernement hamsaoui remit en cause l’édifice de sous-traitance sécuritaire sponsorisé par les Américains et les Européens, qui exigèrent que le Hamas renonçât à la violence, avalisât les accords de paix signés par l’OLP, et qu’il reconnût l’État d’Israël. L’ultimatum fut rejeté́, car les islamistes n’avaient rien à gagner d’une série de concessions unilatérales.

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Dans le sillage du succès électoral du Hamas, du refus du Fatah de participer à un gouvernement d’union nationale et de sa tentative de saper la victoire islamiste, les heurts entre les deux mouvements se multiplient dans la bande de Gaza, malgré la médiation saoudienne, et aboutissent en 2007 à un coup de force du Hamas qui mobilise ses effectifs pour écraser ceux du Fatah. La rupture est à la fois géographique et politique puisque le Hamas gouverne la bande de Gaza tandis que l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas contrôle une série d’îlots urbains en Cisjordanie.

La communauté́ internationale interrompit dès 2006 tout transfert de fonds direct vers la bande de Gaza. Par leur ultimatum, les Occidentaux renoncèrent à tout levier diplomatique auprès du mouvement islamiste. Ainsi, malgré les déclarations de plusieurs de ses dirigeants admettant l’existence d’Israël, malgré la publication en 2017 d’un « document politique » qui semblait reléguer dans le passé la charte antisémite de 1988 et envisageait un État palestinien dans les frontières de 1967, le Hamas est resté au ban de la communauté internationale, ses alliés se limitant finalement au Qatar et à l’Iran.

La politique d’ouverture du Hamas témoignait-elle d’une mutation en cours ou n’était-elle qu’un leurre destiné à tromper ses adversaires ? Notons que les processus de transition ou de transformation politique sont par nature fragiles et incertains ; ils ne dépendent pas seulement de l’intention de leurs promoteurs mais aussi de la structure d’opportunité dans laquelle ils s’inscrivent.

La communauté internationale ne réagit pas à l’inflexion du Hamas. L’Union européenne ne consentit pas à radier le mouvement de sa liste des organisations terroristes, et la bande de Gaza demeura soumise à un double blocus, israélien et égyptien.

1994, des frontières sans souveraineté

Pour autant, il ne faudrait pas croire que les habitants de la bande de Gaza exerçaient un quelconque droit à en sortir et à y rentrer avant 2007. Le processus d’Oslo et l’installation de l’Autorité palestinienne dans la bande côtière en 1994 coïncidèrent avec le bouclage du territoire. La gauche alors au pouvoir à Tel-Aviv choisit de réduire le nombre de travailleurs palestiniens autorisés à travailler sur le sol israélien et procéda à l’installation d’une clôture hermétique séparant la bande de Gaza d’Israël.

Durant la seconde moitié des années 1990, les attentats-suicides commis en Israël par le Hamas et le Djihad islamique (organisation qui émerge dans les années 1980 et prône la lutte armée contre Israël) renforcèrent le choix de séparation fait par les dirigeants de l’État hébreu. Ainsi, en 1997, seulement 4 % des Gazaouis – essentiellement des membres haut placés de l’Autorité palestinienne – étaient autorisés à se rendre en Israël, à Jérusalem ou en Cisjordanie.

Les Gazaouis évoquaient déjà à l’époque la « prison à ciel ouvert » dans laquelle ils vivaient ; l’écrasante majorité de la classe d’âge née dans les années 1970, trop jeune pour avoir été travailler de l’autre côté de la ligne verte n’a connu d’Israël que ses soldats, qui occupaient le territoire jusqu’à leur retrait partiel en mai 1994, et ses prisons.

Les générations suivantes n’ont pas eu l’occasion de rencontrer des Israéliens et la plupart des Gazaouis d’aujourd’hui ne sont tout simplement jamais sortis de l’étroite bande de terre. De son côté, le pouvoir égyptien a également maintenu un strict contrôle de l’accès à son territoire, y compris lors de la présidence de Mohamed al-Morsi, pourtant membre des Frères musulmans, dont est issu le Hamas.

Le blocus imposé au territoire gouverné par le Hamas à partir de 2007 a encore davantage isolé les Palestiniens qui y vivent, car les étrangers autorisés à s’y rendre ne l’ont été que de manière exceptionnelle. Le personnel des organisations non gouvernementales s’est réduit, ainsi que le passage des journalistes et aussi celui des chercheurs, ces derniers étant interdits d’entrée dans la bande par les autorités militaires israéliennes. En outre, celles-ci ont asphyxié l’économie locale en limitant drastiquement la liste de produits autorisés à entrer dans la bande côtière sous prétexte d’empêcher tout détournement militaire.

La fermentation

Malgré cette main de fer israélienne, le Hamas a pu continuer à s’armer et à lancer des roquettes contre Israël, entraînant les adversaires dans une série de guerres entre 2008 et 2021. Ces dernières années, il a également développé un réseau sophistiqué de tunnels lui permettant d’enterrer son dispositif militaire et de mettre à l’abri les membres de sa branche armée.

Il a collecté minutieusement du renseignement sur les installations militaires et civiles israéliennes à proximité, notamment en consultant des sources ouvertes. En revanche, le renseignement israélien reposait de plus en plus sur un arsenal technologique auquel les combattants des brigades Izzedine al-Qassam (la branche armée du Hamas) ont appris à échapper au fil du temps.

Étanche au monde, Gaza devenait de plus en plus opaque. Si la terrible offensive du 7 octobre a pu se préparer et se produire, c’est notamment parce que les gouvernants israéliens, confiants dans leur arsenal technologique et obnubilés par leur emprise sur la Cisjordanie, ont ignoré des signaux d’alerte mais c’est aussi parce que les hommes de Mohamed Deif ont accumulé un matériel militaire et logistique et ont basculé vers de nouveaux répertoires d’action.

L’ampleur de l’attaque terroriste a conduit les Israéliens à dénoncer l’Iran et le Hezbollah comme responsables, mais les renseignements américains ont établi qu’il s’est agi d’une attaque « made in Gaza », dont les chefs politiques du Hamas de Gaza et a fortiori ceux résidant au Qatar n’auraient pas été informés.

Trois hypothèses pour expliquer la sauvagerie du 7 octobre

Le choc du 7 octobre tient à l’efficacité de l’entreprise de mort hamsaoui mais également aux actes de cruauté, de torture et de profanation des corps perpétrés par ses hommes.

L’organisation islamiste assume depuis sa création le meurtre de civils israéliens, prétextant que tous les Israéliens rejoignant l’armée, il n’y aurait pas à proprement parler de « civils » dans le pays.

Entre 1994 et 1999, durant le processus de paix, puis pendant l’Intifada al-Aqsa, les brigades Izzedine al-Qassam ont commis des dizaines d’attentats-suicides dans des villes israéliennes. C’est à leurs yeux le moyen de mettre à profit le courage et l’abnégation des Palestiniens, prêts à offrir leur vie, et d’infliger à l’ennemi, attaché aux plaisirs de la vie terrestre, les pertes les plus douloureuses possible.

Néanmoins, pendant la décennie durant laquelle l’attentat-suicide est pratiqué, le modus operandi est demeuré le même : un homme généralement jeune sélectionné pour la rigueur de sa foi et sa détermination revêt une ceinture d’explosifs et se fait exploser au milieu d’une foule. Une forte discipline et un strict respect des consignes caractérisent les rangs du mouvement.

Comment expliquer le basculement d’une hyperviolence normée dont relevait l’attentat-suicide à la sauvagerie multiforme du 7 octobre ? Trois hypothèses méritent d’être examinées.

La première hypothèse est celle d’une organisation débordée par ses membres exaltés par leur soudaine puissance, dépassée peut-être aussi par d’autres groupes ou par des civils palestiniens qui ont profité de l’ouverture en vingt-neuf points de la clôture de sécurité pour aller piller et tuer. Un épisode relaté par Samuel Forey dans Les Aurores incertaines (Grasset, 2023) lors de sa visite dans la bande de Gaza en novembre 2012 donne à voir la possibilité du déchaînement et de l’acharnement collectifs, voire d’une répartition des tâches. Le journaliste évoque l’exécution sommaire de personnes accusées de collaboration avec Israël par la brigade Qassam. Les hommes gisant au sol sont achevés par une foule anonyme qui accomplit le lynchage, sans que cela provoque d’intervention de la police hamsaoui.

De manière comparable, en 2000 à Ramallah, des Palestiniens avaient mis à mort deux Israéliens égarés en zone A et l’un des tueurs s’était servi du téléphone portable d’une des victimes pour annoncer le meurtre à la femme du supplicié. L’occasion soudaine de s’échapper de l’enclos gazaoui aurait libéré les instincts de meurtre et de vengeance de quelques centaines d’hommes. La thèse de la perte de contrôle est celle qui est mise en avant par les responsables du Hamas, qui peinent à justifier l’ampleur et les modalités du massacre.

La deuxième hypothèse est celle d’une mutation du Hamas. Sa branche armée, dont les membres ont fréquemment été visés par des assassinats ciblés israéliens, s’est renouvelée et a continué de recruter parmi la jeunesse de Gaza. L’univers clos et étriqué d’une organisation secrète, celui d’une sociabilité exclusive refermée sur le groupe, a façonné l’esprit de ces hommes privés d’une quelconque expérience avec le monde extérieur ou tout autrui significatif. Dans une vie où tout ailleurs est inaccessible, la formation islamique et militaire qu’assure l’organisation n’aurait été troublée que par le visionnage des vidéos des exactions commises par les combattants de Daech. En outre, l’échec politique du Hamas à s’imposer comme un interlocuteur d’Israël et de la communauté internationale a pu renforcer le poids de la branche militaire. Dès lors, une sorte de « daechisation des esprits » et le sentiment de toute-puissance des brigades Izzedine al-Qassam expliqueraient les actes de barbarie commis le 7 octobre.

La troisième hypothèse rejoint une lecture dominante en Israël aujourd’hui : l’attaque terroriste aurait révélé la nature véritable du Hamas. Plusieurs responsables politiques de l’État hébreu ont d’ailleurs affirmé l’équivalence de ces deux mouvements ou rebaptisé l’organisation islamiste palestinienne « Hamas – Daech ». Le fait que les chefs de l’organisation affirment que la religion musulmane interdit de tuer des civils et que Mohamed Deif, commandant des brigades Qassam, aurait donné comme consigne à ses troupes d’épargner femmes, enfants et personnes âgées ne serait qu’un leurre destiné à masquer les intentions et les pratiques des islamistes.

Le temps de la recherche n’étant pas celui des médias, il est encore trop tôt pour trancher définitivement entre ces hypothèses.

Un suicide politique ?

Si l’objectif du Hamas était d’obtenir un levier de négociation sans précédent en monnayant plusieurs dizaines d’otages, l’ampleur des représailles israéliennes à Gaza montre que ce premier pari, dont l’issue est encore incertaine, est très chèrement payé. La perspective de déclencher un conflit régional, voire mondial ne peut être totalement écartée mais elle ne semble pas probable, l’appel à l’oumma des chefs du Hamas n’ayant pas entraîné de franches mobilisations.

Choqué et humilié, Israël est déterminé à restaurer sa force de dissuasion, au prix de milliers de morts parmi les civils palestiniens. L’intensification des attaques de colons en Cisjordanie, les mauvais traitements infligés aux prisonniers palestiniens, la méfiance à l’égard des citoyens arabes augurent d’une brutalisation sans précédent.

Au sein de la classe politique israélienne, le départ massif et forcé de la population palestinienne vers l’Égypte ou vers des pays occidentaux sommés de prendre leur part du fardeau est un scénario à l’étude. La seule autre option acceptable par nombre d’Israéliens est de soumettre encore davantage les Palestiniens à l’intérieur d’enclaves étanches : l’enfermement, la surveillance et la répression armée, modes de contrôle déjà largement éprouvés, se déploieraient à l’aide d’une débauche de moyens supplémentaires. La normalisation de la déshumanisation succéderait à la démonstration de force du Hamas et à la destruction de la bande de Gaza. À nouveau, elle sèmerait les germes de la révolte et de la fureur.

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