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Le littéralisme s'est répandu au-delà des textes sacrés. Pexels

Le littéralisme ou la dangereuse tentation de lire les textes « à la lettre »

La possibilité d’interroger ou d’interpréter le sens d’un texte – qu’il soit religieux, juridique ou même de fiction – semble de plus en plus souvent se dérober. Pour les sociétés démocratiques et le débat public, la menace est considérable.

L’un des traits caractéristiques du fondamentalisme religieux est un rapport littéraliste au texte : il faut appliquer à la lettre ce qui est écrit. On peut entendre la justification selon laquelle le texte sacré, qu’il soit celui du décalogue ou celui du Coran, est la transcription de la parole divine – laquelle ne peut être remise en cause. L’autorité vient de l’auteur (l’étymologie en est semblable), l’autorité est celle de l’origine : si Dieu parle, sa parole fait loi. Tel est le sens de la Loi, elle s’impose – elle fait autorité, elle n’a pas à se justifier elle-même car elle est à elle-même son propre critère. Dieu en est l’origine transcendante, sa parole dit le juste et l’injuste, dit ce qui doit être, sans se référer à une autre source qu’à lui-même. Dès lors, le statut du texte sacré impose sa textualité, nonobstant le fait que l’écrit a toujours déjà médiatisé la parole puisque Dieu n’écrit pas.

Il existe deux façons de se référer au texte : lui obéir à la lettre (ce sont les fondamentalistes) ; ou l’interpréter (ce sont les différentes écoles de l’herméneutique, c’est également la voie ouverte par les progressistes religieux pour rendre compatibles des textes écrits avant notre ère pour la Bible, vers 650 après J-C pour le Coran, avec les mœurs contemporaines). On connaît la distinction entre l’esprit et la lettre. C’est cette distinction qui oppose les fondamentalistes religieux et les progressistes.

Les « textualistes » de la Constitution américaine

Mais on retrouve cette distinction dans un autre registre que le religieux. La récente décision de la Cour Suprême aux États-Unis, relative au droit à l’avortement et à la délégation du pouvoir fédéral vers les souverainetés étatiques, a montré un conflit du même ordre : les éminents juristes conservateurs qui ont fait le choix d’abandonner cette prérogative fédérale se référaient en effet à un certain rapport au texte qui n’aborde pas explicitement la question de l’avortement. Il ne s’agit plus de la Bible (quoiqu’aux États-Unis elle joue un rôle politique majeur), ni du Coran, mais de la Constitution.

Un juge comme Samuel Alito, influencé par son prédécesseur Antonin Scalia s’inscrit dans le courant des « originalistes » qui se réfèrent à la lettre du texte, sans égard au fait qu’il a été écrit dans des circonstances historiques par des hommes eux-mêmes traversés par les normes de leur époque.

Dans ce courant se distingue un sous-courant plus fondamentaliste encore appelé « les textualistes ». Il s’agit de bannir toute « interprétation » de la constitution, considérée comme écart, voire trahison, et s’en tenir strictement à la lettre, comme s’il s’agissait d’un texte sacré. Considérer un texte comme sacré, c’est penser qu’il porte en lui-même son sens, indépendamment du lecteur. S’y associe l’idée de pureté : la pureté du texte signifie qu’il est pur de tout lecteur. L’interprétation serait dès lors de l’ordre de l’impureté.

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Au regard de cette tradition textualiste, le texte s’impose comme source absolue du droit, cette « absoluité » étant réinscrite dans le récit des origines où le mythe se mêle à l’histoire.

Ainsi, on retrouve une structure identique entre les fondamentalistes et juristes religieux et les fondamentalistes et juristes politiques.

De ce constat, on pourrait développer deux questions. D’une part, il est patent que les fondamentalistes qui disent obéir à la lettre du texte procèdent à un choix à l’intérieur du corpus religieux ou juridique. Choix qui favorise clairement leur idéologie, laquelle idéologie est externe au texte lui-même, autrement dit vient d’une source hétéronome, et dès lors contredit la stricte obédience au seul texte. C’est notoire chez les fondamentalistes musulmans qui privilégient les versets hostiles aux femmes, quand le Coran contient des sourates qui leur sont favorables, ce qui fait dire à Omar, le deuxième Calife bien-guidé, « Avant la venue de l’islam, nous autres n’avions pas de considération pour les femmes. Puis, lorsque vint l’islam et que Dieu Tout Puissant évoqua leurs droits, nous nous mîmes à comprendre qu’elles avaient des droits sur nous. »

Ainsi, il y a bien une interprétation sous-jacente qui dicte ce qu’on va appeler le « littéralisme » et qui le précède. Le mythe de la pureté a toujours été un puissant levier de manipulation.

Le fondamentalisme qui consiste à lire « textuellement » serait en réalité une interprétation non seulement du texte, mais également du rapport au texte. Ainsi vient se nicher entre la parole divine ou la constitution et leurs disciples, une interprétation qui n’est pas tant celle du texte que d’un certain rapport au texte – interprétation masquée dans la proclamation d’une fidélité exclusive au texte.

Justifier la censure littéraire

D’autre part, et c’est l’autre piste qu’il importe d’articuler avec la première pour montrer en quoi ce phénomène est global – ce littéralisme semble s’être répandu au-delà du seul rapport au texte « sacré ». Il suffit de voir l’évolution du rapport à la littérature, à laquelle on reproche – aux États-Unis du moins – des mots inappropriés, des scènes immorales, etc. Il n’est qu’à se rappeler le sort fait au cultissime roman graphique d’Art Spiegelman, Maus, par le « school board » du comité de McMinn, dans le Tennessee, qui l’a banni du programme scolaire des collégiens à cause de huit jurons et d’une scène de nudité féminine (ce qui pour des souris est pour le moins cocasse). Le seul terme d’« inapproprié » – qui sert essentiellement aux conservateurs, mais également à une nouvelle forme de « moralisme de gauche », montre qu’il existerait des normes morales auxquelles devraient se soumettre les textes littéraires. C’est également penser qu’une œuvre littéraire doit être lue « à la lettre ». Et c’est très exactement ce « à la lettre » qui commande un nouveau type de censure. C’est également ce « à la lettre » qui justifie au sens propre l’écriture inclusive : la lettre (ce « .e »), même si elle sert de nobles intentions, joue le littéralisme contre le symbolique.

Deux pistes donc : le fondamentalisme serait une interprétation qui s’ignore, et dès lors relèverait d’une simple contradiction performative. Autrement dit, le fondamentalisme s’invalide de lui-même en tant que posture incohérente.

Le littéralisme est le rapport dominant aux textes : s’il vient du fondamentalisme religieux et juridique, il s’étend à toutes les autres sphères de l’écrit.

Ainsi notre époque semble être marquée au sceau de ce littéralisme qui porte en lui désir de pureté, évacuation du symbolique, et sacralisation de la lettre au détriment de l’esprit. Des phénomènes apparemment aussi différents que le fondamentalisme religieux et une forme de fétichisation de la loi fondamentale en sont deux expressions culturellement et historiquement différentes, mais structurellement identiques.

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