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En économie, y a-t-il un seul chemin possible ? jucanils / Flickr, CC BY

Le « négationnisme économique », une vision d’économistes libéraux

La rentrée universitaire des économistes se fait sous de funestes auspices. Le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique, ravive les tensions latentes qui existent dans cette discipline. Mais plus qu’une simple querelle de chercheurs relative à qui détiendrait la vérité – Cahuc et Zylberberg apparemment et ce, de façon autoproclamée –, ce débat nous révèle ce qu’il en est de la place de l’économie et de la politique. À quelques mois d’échéances électorales majeures en Europe et aux États-Unis et en période de crise(s), le sujet n’est pas anodin. Que va proposer la science économique ?

Les termes du débat : une pensée économique libérale offensive

Le ressort de l’ouvrage écrit par ces deux enseignants-chercheurs renommés est double : il entend asseoir une approche, une certaine vision de l’économie en tant que science, et constitue une critique acerbe de propositions « mensongères ».

D’abord, un débat apparemment de spécialistes. Ainsi, l’économie serait devenue une science au sens plein du terme grâce aux méthodes expérimentales. L’usage grandissant de l’outil mathématique dans cette discipline contribuerait à sa rigueur et sa dimension scientifique. Malheureusement, rien n’est moins simple. L’outil et la forme (articles académiques et thèses de plus en plus mathématisées) n’ont jamais été des garanties de rigueur scientifique. Les hypothèses, les tests, les échantillons, etc. peuvent être erronés. En 2013, l’article de Reinhart et Rogoff a fait scandale. Alors que de nombreux gouvernements s’appuyaient sur cette publication académique pour justifier leurs politiques d’austérité, des tests ont montré que ses études et échantillons étaient pour le moins approximatifs, voire partiaux.

Par ailleurs, André Orléan ou Pierre-Noël Giraud (tous deux chercheurs renommés également) montrent que la méthode même de Cahuc et Zylberberg est discutable. S’appuyant dans l’ouvrage sur peu d’éléments de méthodes, l’approche expérimentale tant encensée semble fragile.

Finalement, qu’en est-il alors des critiques de ces deux auteurs, en mettant de côté le parti pris méthodologique ? Il s’agit tout simplement d’un plaidoyer libéral. En effet, ils dénoncent les impostures ou les contrevérités comme la réduction du temps de travail, la volonté de réguler la finance, les politiques de relance keynésienne, etc. La charge vise en réalité des propositions politiques dans lesquelles l’État joue un rôle de premier plan ; bref, des propositions plutôt antilibérales.

Une réaction de la pensée libérale face à un monde qui change

Cahuc et Zylberberg sont libéraux, certains diront orthodoxes ; dont acte. Ceci dit, la violence et l’outrance sémantiques utilisées par les auteurs interrogent. En quoi les termes de « négationnisme », relatif aux crimes contre l’humanité, de « vérités/contrevérités », empruntés à la morale, ou « de neutralité de l’économiste », alors que celle-ci est illusoire (puisqu’ils sont libéraux), peuvent contribuer à des discussions constructives et rigoureuses scientifiquement ?

Ici, le débat se déplace donc clairement sur le terrain des idées et du point de vue politique. Depuis Adam Smith, et avant lui les mercantilistes, nous le savons : l’économie est par nature politique. Elle est traversée par les débats entre les orthodoxes, plutôt libéraux, et les hétérodoxes, plutôt interventionnistes et/ou critiques du capitalisme (les hayekiens étant des exceptions).

Or, l’édifice libéral tangue. Certains chercheurs commencent à poser des questions et évoluent comme Paul Krugman ou Olivier Blanchard. Ce dernier, ancien économiste en chef du FMI, a initié un assouplissement de l’institution. D’ailleurs, le FMI a reconnu en partie ses erreurs vis-à-vis de la rigueur budgétaire lors de la crise de la zone euro. En outre, les politiques d’Obama ou Theresa May s’appuient sur un État actif et régulateur en matière de politique industrielle ou sociale. Enfin, le rejet du libéralisme grandit dans le grand public, et ce malgré une présence très forte.

Une science économique repliée sur elle-même

Car ne nous trompons pas. Malgré les affirmations de Cahuc et Zylberberg, ce sont bien eux qui incarnent l’intelligentsia économique. Dans le monde académique, l’orthodoxie (dont ils font partie) se caractérise par une quasi-domination institutionnelle. C’est cette approche qui bénéficie de la majorité des financements, des postes d’enseignants-chercheurs et qui voit ses revues les mieux classées ; il reste très peu de place pour le débat et les idées alternatives et nouvelles.

Ainsi, l’université perpétue une pensée libérale. Depuis plusieurs années, les tenants (très divers) de la pensée hétérodoxe portée par l’AFEP en sont réduits à revendiquer une nouvelle section au CNU (Conseil National des Universités – l’instance nationale gérant le corps professoral universitaire), soit une nouvelle catégorisation administrative de la science économique afin d’échapper à la pensée unique qui règne au sein de l’université.

Cela s’observe aussi dans les médias. Souvent seuls invités dans les émissions de télévision ou dans les journaux, les économistes libéraux adoptent une version grand public de leur approche technique et coupent tout débat en se présentant comme « sérieux » ou « responsables » afin de discréditer par avance leurs éventuels adversaires. La force de la sémantique encore. Enfin, les partis politiques traditionnels ne dévient pas cette ligne et ont épousé les thèses proposées par les collègues de Cahuc et Zylberberg.

Malheureusement, la réaction du public est on ne peut plus claire. Les étudiants contestent de plus en plus leurs enseignements orthodoxes ; se sont créées des associations estudiantines (post-autistic movment) réclamant davantage de pluralisme. Par ailleurs, la multiplication des initiatives citoyennes comme les monnaies locales ou le regain du mouvement coopératif se justifie souvent par une critique du système économique libéral actuel, tel qu’il est défendu par les économistes. Plus inquiétant est le rejet des citoyens qui attendent des propositions aptes à résoudre leurs problèmes quotidiens comme le chômage ! Aussi, la montée des extrêmes peut se lire comme un désaveu franc des politiques économiques orthodoxes et libérales appliquées depuis plusieurs années.

Cahuc et Zylberberg sont des spécialistes du marché du travail. Comment alors interpréter leur propre aveuglement face aux crises que nous traversons ? Face à la montée des inégalités et des insatisfactions parmi les citoyens ? Face à l’appauvrissement du débat économique ?

Car finalement, leur livre ne contribue pas au dialogue scientifique ; il caricature la science économique et les économistes à un moment où les idées nouvelles et/ou alternatives sont attendues. La nécessité de la pluralité en science économique n’est pas une revendication de plus. Elle s’impose si l’on veut voir émerger de nouvelles solutions politiques dans un monde en mutation.

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