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Légalisation de la corne de rhinocéros, un remède pire que le mal ?

Défense naturelle, la corne du rhinocéros fait l’objet d’un vaste trafic menaçant l’espèce. Kdsphotos/Pixabay, CC BY

C’est une décision qui a provoqué autant d’indignation que d’incompréhension. Le 29 octobre dernier, la Chine annonçait par voie de presse un assouplissement de sa législation relative aux cornes de rhinocéros ainsi qu’aux os de tigres.

Si le texte stipule que l’achat, la vente, l’importation ou l’exportation de « produits dérivés » du rhinocéros et du tigre restent interdits, il signale en revanche que les cornes et ossements peuvent désormais être obtenus à partir d’animaux d’élevage, à des fins de recherche médicale ou de soins, par des hôpitaux ou soignants autorisés par le gouvernement chinois.

L’annonce, accueillie par un torrent de critiques, a notamment laissé perplexe le WWF, l’une des plus importantes organisations mondiales de protection de l’environnement, qui s’inquiète d’une réouverture d’un marché pourtant jugé illégal en Chine depuis 1993.

Qu’est-il donc passé par la tête des autorités chinoises ?

Un précédent en Afrique du Sud

À y regarder de plus près, ce revirement intervient un an et demi après une décision similaire en Afrique du Sud, où subsistent 70 % des presque 30 000 rhinocéros blancs (Ceratotherium simum) encore en vie.

En avril 2017, un moratoire en vigueur dans le pays depuis 2009 prenait fin, réautorisant le commerce de cornes en Afrique du Sud. Une décision lourdement influencée par un certain John Hume, riche propriétaire terrien pouvant se targuer d’être le plus gros éleveur de rhinocéros au monde, avec 1 600 animaux.

Le calcul de Hume est simple : initialement vendus à des zoos ou des réserves, ces rhinocéros représentent désormais un moyen contrôlé de produire de la corne « d’élevage ». La corne étant composée de kératine comme nos cheveux ou nos ongles, elle peut être prélevée sans douleur et repousse au fil du temps. Ainsi, en décornant son cheptel régulièrement, Hume aurait accumulé près de 6 tonnes de corne qu’il entend vendre pour inonder le marché illégal et contrecarrer le braconnage.

Mais cette décision sud-africaine ne concerne que le marché interne au pays, quasiment inexistant, puisque l’essentiel de la corne s’échange en Asie. La récente décision chinoise semble donc répondre à celle de l’Afrique du Sud, en vue de créer peu à peu un cadre légal mondial pour réguler le trafic de corne de rhinocéros : il deviendrait alors possible aux producteurs sud-africains de vendre légalement à des consommateurs asiatiques.

« We have to legalise trade in rhino horn », John Hume présente ses arguments en faveur de la légalisation du commerce de cornes de rhinocéros. (TEDxJohannesburg/YouTube, 2013).

Un trafic global

Hasard du calendrier, à peine deux semaines avant la décision de la Chine, était diffusé en France le documentaire Rhino dollars d’Olivia Mokiejewski, montrant l’ampleur et la complexité du trafic de corne à travers une investigation saisissante, remontant la plupart des maillons de la chaîne.

Car loin d’être un simple problème d’écologie et de disparition des espèces, le trafic de corne – et plus généralement des produits issus d’animaux – représente le quatrième plus gros trafic mondial, derrière ceux de la drogue, des armes et des êtres humains.

En Afrique du Sud, il prospère sur les ruines de l’Apartheid, les inégalités sociales que ce système a engendrées, et sur le niveau de vie très faible d’une grande partie de la population. Un rhinocéros abattu peut rapporter au braconnier 50 à 100 fois le salaire moyen : difficile de parler d’écologie quand la corne devient le seul moyen de faire vivre sa famille ! La situation précaire dans les pays limitrophes, comme au Mozambique, entretient également un afflux régulier de braconniers, tout en permettant à des parrains locaux de s’enrichir rapidement.

De l’autre côté de la planète, les consommateurs, derniers maillons de la chaîne, se rencontrent principalement au Vietnam et en Chine.

Un rôle social de premier plan

Vu d’Occident, il est courant d’accuser la médecine traditionnelle asiatique d’employer ce prétendu remède miracle pour tout et n’importe quoi – quand bien même aucune étude scientifique sérieuse n’a jamais prouvé quelque effet que ce soit.

Si ce rôle médicinal reste important, des enquêtes sur le terrain ont également clairement montré le rôle social de la corne de rhinocéros.

Symbole de réussite, elle peut servir à sceller un gros contrat ou simplement être offerte comme marque de respect à une personne importante, voire un officiel de l’État. Une tendance vietnamienne se développe même depuis quelques années, consistant à offrir de la corne à un proche se sachant condamné par un cancer : le présent indique alors que la famille a retourné ciel et terre pour offrir un ultime cadeau d’exception.

C’est d’ailleurs probablement une rumeur autour d’un prétendu homme politique miraculeusement guéri d’un cancer par la corne qui a fait s’envoler le trafic au cours de la dernière décennie. Alors que les années 2000 avaient vu un net recul du braconnage et qu’on ne dénombrait que 13 rhinocéros tués en 2007 en Afrique du Sud, le massacre a dépassé les 1 200 têtes 7 ans plus tard, soit une augmentation de 9 300 %. La faute à un appel d’air créée par cette rumeur au Vietnam, amplifiée par les trafiquants eux-mêmes, prêts à tout pour faire s’envoler les prix et la demande.

C’est dans ce contexte de tensions renouvelées qu’a germé l’idée d’un commerce régulé et organisé. Mais est-ce réellement la bonne voie à prendre endiguer le massacre ?

Les sérieuses limites à la légalisation

Sans surprise, les principaux partisans d’une régulation de ce commerce sont les éleveurs de rhinocéros eux-mêmes, à l’image de John Hume. Persuadés que le marché se régulera de lui-même et que la nature ne peut être protégée que lorsqu’on lui attribue une valeur monétaire, ils attendent la mise en place d’un commerce légal et libéral, encadré le moins possible par les États.

Mais la grande majorité des chercheurs et écologistes se penchant sur le sujet craignent, bien au contraire, que cette possible légalisation n’aggrave la situation sur plusieurs points.

Les enquêtes de terrain montrent en effet clairement que les consommateurs sont prêts à payer le double du prix pour de la corne « sauvage », convaincus qu’elle est plus efficace ou simplement parce que le prestige associé est supérieur. La corne d’élevage aurait ainsi du mal à remplacer la corne braconnée, contrairement à ce que soutient Hume.

Pire, il est hautement probable que la légalisation permette un blanchiment massif de cornes braconnées, sauf à mettre en place des filières strictes et des systèmes de contrôle efficaces et mondialement coordonnés – systèmes qui, de l’aveu même d’un pays comme le Vietnam, paraissent utopiques à l’heure actuelle.

Tout indique également que la légalisation pourrait créer une augmentation de la demande, non seulement des consommateurs réguliers, mais également auprès d’une population moins fortunée en cas de baisse des prix.

Enfin, l’élevage des rhinocéros pourrait rapidement tourner à l’industrialisation aux dépens du bien-être des animaux, comme le montrent l’exemple des nombreuses fermes à tigre asiatiques, agissant sous couvert de conservation de l’espèce mais où les félins sont en réalité exploités pour leurs organes dans d’atroces conditions.

Agir sur tous les maillons de la chaîne

Dans cette situation, différentes études sur la légalisation du commerce de corne tendent à montrer qu’il pourrait s’agir là de la pire des solutions. A contrario, l’endiguement du trafic doit nécessairement passer par les différents maillons de la chaîne, à commencer par l’amélioration de la situation sociale dans le sud de l’Afrique, permettant de réduire le nombre de braconniers.

Des précédents existent : par une politique de conservation impliquant les habitants au plus près, le Kenya est ainsi parvenu à faire diminuer la pression du braconnage sur sa faune. Les moyens d’investigation policière, permettant d’appréhender les trafiquants locaux, doivent également être renforcés et étendus.

À l’autre bout de la chaîne, en Asie, les campagnes de sensibilisation doivent agir tant sur le plan médicinal que social, afin de faire baisser la demande, en abandonnant l’argument écologiste qui n’a quasiment aucun impact sur des consommateurs se sentant non-responsables de cette situation.

Il s’agit d’un travail de fond complexe, impliquant des centaines d’acteurs différents à l’échelle mondiale, mais qui s’avérera certainement plus efficace qu’une légalisation aux conséquences potentiellement désastreuses. La communauté internationale doit donc prendre le taureau par les cornes pour que les rhinocéros ne craignent plus pour les leurs.

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