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Les attentats et le piège des mots

Œuvre de Ben, rue de Bellevile à Paris. Jeanne Menj/Flickr, CC BY-NC-SA

Les événements dramatiques ou problématiques ont ce caractère qu’ils nous confrontent avec des mots qui nous paraissent inadéquats. Soit que, trop connus, ils nous semblent usés, banals, faibles, soit qu’ils nous paraissent encombrés de connotations indésirables, trop positives ou trop négatives ; soit enfin que, nouveaux, nous ne nous les soyons pas encore appropriés, et qu’ils nous apparaissent comme les mots de l’autre plutôt que comme nos mots à nous.

C’est là un des éléments de ce que des philosophes du langage comme Berkeley ou Locke ont appelé « le piège des mots ». Dans l’actualité récente, l’utilisation des mots guerre, kamikaze, djihadisme, ou les diverses dénominations employées pour désigner « l’État islamique », ont révélé ces problèmes qui n’apparaissent pas, ou moins, dans les circonstances « ordinaires » de la vie. Quelles sont les difficultés que présentent ces mots ? Pourquoi génèrent-ils des réactions, des insatisfactions ? Est-on contraint de les employer ? Y a-t-il moyen de faire autrement ? Les cas sont divers, mais dans tous on retrouve une problématique commune : un difficile rapport à l’autre.

Sommes-nous « en guerre » ?

Le mot guerre, qui a été rapidement employé par le Président Hollande, et qui a été ensuite repris par de nombreux médias, est un mot ancien, commun du lexique français. Il a été employé et réemployé dans l’histoire, et, semble-t-il, il n’a pas perdu sa force. Mais précisément, un locuteur francophone sent bien que, dans le contexte présent, il y a comme un abus, un forçage, à l’employer. Ce forçage, pourquoi l’accepte-t-on ? De nombreux commentateurs ont relevé qu’un emploi strict de guerre supposerait que celle-ci ait lieu entre des états qui, si possible, se la seraient auparavant « déclarée ». Pour autant le Petit Robert indique à « guerre » le sens de « lutte armée entre des groupes sociaux », ajoutant : « spécialement, entre états ». Après tout, ne parle-t-on pas de « guerre des sexes »… Mais, même si l’on accepte ce sens assez large de guerre, sommes-nous bien dans le cas décrit par le Petit Robert ?

La problématique n’est pas nouvelle. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les médias américains ont volontiers titré : « War », et l’administration Bush a énoncé War on Terrorism. L’expression a fonctionné comme une sorte de fusée à propulsion qui a servi à entraîner une énergie soudainement déployée, par laquelle on se sentait porté, protégé, et qui était aussi de bon augure, car une guerre, n’est-ce pas, c’est gagnable, et on va la gagner. Cependant, beaucoup d’Américains se sentaient mal à l’aise avec un mot dont ils sentaient bien qu’il ne fonctionnait que si on acceptait une certaine forme de figure, voire de mensonge, et certains ont vigoureusement dénoncé ce qui leur paraissait une imposture intellectuelle. Depuis, l’administration Obama y a renoncé, préférant parler de « stratégie » (Strategy for Counterterrorism).

Le problème se repose pour le président Hollande. Et il n’est pas mince. Le mot pose en effet de nombreuses questions. Si on parle de guerre à propos d’un attentat, aussi grave soit-il, que nous restera-t-il lorsqu’une véritable guerre éclatera ? N’est-on pas en train de brûler nos cartouches verbales, pour ainsi dire ? Et que décrit-on exactement par guerre, en l’occurrence ? Contre quoi est-on « en guerre », précisément ? Contre une organisation (en l’occurrence Daech, naguère Al-Quaida), ou contre le terrorisme lui-même ? Il nous semblait que, lorsque des grandes puissances lançaient unilatéralement des opérations militaires en terrain étranger, elles n’employaient pas si facilement le mot guerre. Alors, le mot se justifie-t-il du fait que nous sommes attaqués ? Visiblement, nous cherchons à conjurer quelque chose, par le mot guerre, mais quoi ?

Des kamikaze djihadistes ?

Le mot kamikaze pose des questions différentes. Il est récent en français (vers 1950) et totalement lié au contexte japonais de la Seconde Guerre mondiale. Le problème, ici, qui n’est pas visible de prime abord, réside dans ses connotations. Dans l’esprit de ceux qui l’ont promu (voir le récent livre de Constance Sereni et Pierre Souyri, Kamikazes, chez Flammarion), l’esprit « kamikaze » enveloppe l’idée d’un sacrifice pour la communauté. Dans les connotations du mot, il y a donc quelque chose de positif. D’ailleurs, la compagne d’un des terroristes du Bataclan a écrit dans un SMS à sa mère : « Je suis la femme d’un kamikaze », non sans fierté, visiblement. Avait-on bien saisi ce qu’on pouvait investir dans le mot ? Est-il encore utilisable, dans ces conditions ?

Le mot djiadhisme comporte lui aussi des connotations, positives, si on se réfère au sens originel de djihad. Nombre de musulmans, d’ailleurs, contestent l’usage de ce mot, mettant en avant ce qu’il perçoivent comme un détournement scandaleux de valeurs. Mais, à supposer que nous ayons dépouillé le mot_ djihad de ses connotations, et que nous en ayons fait un épouvantail sémantique, pour ainsi dire, reprendre le mot pour le décliner (en _djiadhisme, djihadiste, etc.) ne revient-il pas malgré tout à y accorder foi, à gager une partie de ce qu’il véhicule ? Nous avons conscience que ce n’est pas notre mot, et que, si nous en avions eu un autre qui s’était imposé, nous nous serions bien passés de celui-là. Djiadhisme fait partie de ce qu’on pourrait appeler les mots « encombrants », des mots qui s’imposent dans notre paysage verbal, auxquels on n’a pas envie de croire, mais avec lesquels il faut bien composer au regard des circonstances.

Des mots qui ne sont pas les nôtres

Dans le même ordre d’idées, faut-il parler d’« État islamique » ? Certaines rédactions ont bien perçu que cela revient à prendre pour argent comptant les prétentions de ce groupe contre lequel nous luttons, ce qui nous amène, à notre corps défendant, à paraître lutter aussi contre l’idée d’un islam transformé en état, ce qui n’est pas notre propos. L’expression « Groupe Etat islamique », au moins, marque une distance, mais on y prononce malgré tout les mots. Les acronymes sont bien commodes. Entre EI, qui reste interprétable par les francophones, et Daech, qui ne l’est pas, puisque c’est l’acronymisation de l’expression arabe, on s’en sort, pour ainsi dire, à moindres frais. C’est d’ailleurs un grand avantage des acronymes que de « redénommer sans redénommer », pour ainsi dire, de neutraliser, d’anesthésier les pouvoirs toxiques du langage, d’où leur grande utilisation aujourd’hui. En est-on pour autant quittes ?

Dans tous les cas, la gêne majeure provient de ce nous devons faire avec des mots qui ne sont visiblement pas les nôtres. Il y a l’autre, au milieu, l’autre en amont, qui nous envoie ses mots comme autant de petits pièges enrobés, ou l’autre à côté de nous, et la manière dont il va vivre nos mots, et s’en faire quelque chose d’autre. Nous n’avons pas la propriété des mots. Le 23 novembre, le président Hollande a déclaré vouloir « intensifier les frappes ». Bien. Mais aussi de faire « le plus de dégâts possible ». Qui n’a pas entendu là comme un étrange écho d’un discours, possible, des terroristes de Paris ? Les mots nous déportent sans cesse. Ils nous tirent en permanence là où nous ne voulons pas aller. Il faut y prendre garde.

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