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personnes jeunes qui manifestent à paris avec un drapeau
Participation du syndicat Printemps écologique à une manifestation critiquant la loi climat et résilience. Benoît Collet / Printemps écologique, CC BY-NC-SA

Les « écotafeurs », ces salariés qui contribuent de l’intérieur à la transition écologique de leur entreprise

Entre impératif de transition et quête de sens, le monde du travail devient un nouveau champ de bataille pour l’écologie. En témoigne l’apparition récente de figures sociales comme les « bifurqueurs » qui ont fait l’objet d’une forte médiatisation et les « déserteurs » qui quittent leur entreprise pour des jobs à impacts.

Mais certains salariés choisissent une autre voie : ils tentent de transformer les entreprises de l’intérieur, comme le montrait déjà une étude en 2018. En quelques années, leurs initiatives isolées, à l’époque peu soutenues au sein des entreprises, se sont métamorphosées en un mouvement social d’ampleur.

Ce phénomène implique désormais une plus large galaxie de salariés « écotafeurs » dont les actions s’organisent autour de dispositifs de mobilisation. C’est ce que montre une nouvelle étude sociologique, baptisée Ecotaf, financée par l’Ademe et quatre partenaires du monde de la responsabilité sociétale et environnementale (ORSE, EpE, C3D, A4MT).

Ces écotafeurs sont en quelque sorte la manifestation dans l’entreprise de ce que Bruno Latour désignait comme « la nouvelle classe écologique »

Ils font bouger les rapports de force en interne en faveur d’une accélération de la transformation écologique de la sphère productive. Ces salariés ne se voient plus seulement comme des « travailleurs » mais aussi comme des acteurs dont les choix façonnent la trajectoire de l’entreprise.

Fresque du climat et passage à l’action

Une des manifestations visibles de cet engagement écologique croissant des salariés est le succès que connaît la Fresque du climat, suivie par près de 1,2 million de personnes, dont une bonne partie au sein des entreprises. Si la Fresque apparaît comme un bon outil de sensibilisation aux enjeux climatiques, d’après l’étude, elle laisse les salariés avec un sentiment d’éco-anxiété.

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Dans son sillage a émergé un foisonnement de dispositifs qui cherchent plutôt à susciter le passage à l’action chez les salariés. L’étude identifie quatre types de dispositifs de mobilisation écologique en fonction de leur stratégie d’incitation :

  • Des ateliers qui jouent sur les dynamiques du groupe de pairs : partage d’expérience, émulation collective, sentiment d’appartenance… comme l’atelier 2tonnes, ou Mon atelier ecofrugal.

  • Des parcours de formation ou d’accompagnement qui transforment les individus à travers une montée en compétence, un travail sur leurs émotions, l’expérience de nouvelles méthodes collaboratives. Par exemple les parcours d’intrapreneuriat de Corporate for Change ou les cycles de Conversations Carbone.

  • Des plates-formes digitales comme Lakaa ou le Challenge Environnemental Energic qui s’appuient sur la gamification (ou ludification) : mise au défi, aspect ludique, compétition… pour toucher plus largement les salariés dispersés dans divers sites de l’entreprise.

  • Enfin, des fédérations interentreprises de groupes de salariés activistes de l’écologie ont émergé, telles que Les Collectifs ou le syndicat Printemps écologique. Elles renforcent les capacités d’action locale des groupes et leur apportent une dimension politique.

Panorama des dispositifs de mobilisation des salariés. Étude Ecotaf

Montée en puissance de la RSE

Dans une entreprise, l’initiative de ces démarches peut venir directement des salariés : plutôt des cadres appartenant à la génération des millenials (nés entre 1980 et 2000) en recherche de sens au travail. Après un déclic personnel et s’être parfois posé la question de la démission, ils font le choix de la loyauté à l’entreprise, poussés par la croyance que leur impact écologique sera supérieur en « faisant bouger les lignes de l’intérieur ».

Mais le lancement de certains dispositifs suppose d’abord de convaincre la direction et de dégager un budget. Ils résultent alors du volontarisme d’un responsable (souvent RSE) en quête d’alternatives à des actions ponctuelles de sensibilisation écologique qui ont du mal à prendre sur les salariés.

La multiplication de ces dispositifs s’inscrit dans un contexte plus général de montée en puissance de la RSE dans les entreprises, notamment sous l’effet des nouvelles obligations de déclaration de performance extrafinancière. La transition écologique intègre désormais de plus en plus fréquemment les objectifs stratégiques, et les entreprises ont besoin d’y associer leurs salariés.

Ainsi, les dispositifs de mobilisation écologique étudiés entretiennent un terreau favorable à d’autres visées de la RSE : acculturation des salariés aux enjeux de la transition, appropriation de la RSE à une échelle locale, intégration des objectifs de durabilité dans les métiers et valorisation de l’entreprise auprès de clients et candidats (marque employeur).


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Une diffusion en tache d’huile

Les échelles d’enrôlement des salariés dans la mobilisation écologique. Étude Ecotaf, Fourni par l'auteur

Une fois initiée, la mobilisation écologique se diffuse en tache d’huile dans l’entreprise en touchant progressivement les salariés grâce à différents niveaux d’engagement. Les plus moteurs animent eux-mêmes des ateliers ou font fonctionner un collectif. Les salariés relais y contribuent régulièrement ou peuvent être nommés « ambassadeurs » par la RSE. Les salariés participants ont une implication plus ponctuelle, par exemple assister à un atelier ou un webinaire.

Expressions entendues dans les entretiens pour qualifier le temps d’engagement. Étude Ecotaf, Fourni par l'auteur

Les plus engagés ne disposent presque jamais de temps dédié par l’employeur, ce qui constitue un frein à la mobilisation. Ils parviennent à le contourner en temps masqué ou via la formation, au risque d’un essoufflement. La question d’un crédit temps écologique que l’entreprise pourrait accorder à ses salariés mérite ainsi d’être posée.

Le rôle des décideurs

La généralisation de la mobilisation écologique dans l’entreprise demande d’enrôler aussi les décideurs. La RSE peut devenir un tremplin pour les initiatives des salariés, et inversement, à condition de trouver un terrain d’entente. Les ressources humaines peuvent également être intéressées car la mobilisation écologique contribue à lutter contre le désengagement au travail.

Le système d’acteurs de la mobilisation écologique des salariés dans l’entreprise. Étude Ecotaf, Fourni par l'auteur

Les managers d’équipe sont plus récalcitrants vis-à-vis de ce « temps perdu » mais certains reprennent à leur compte les dispositifs pour motiver leurs salariés et faire de la cohésion d’équipe. Les CSE – Comité social et économique – apparaissent encore en retrait alors qu’ils ont pourtant de nouvelles prérogatives et que les principales centrales se saisissent du sujet (CFDT, CGT).

Rôle de la culture d’entreprise

L’appui des dirigeants aux dispositifs augmente l’impact de la mobilisation en interne. Il dépend essentiellement de leur sensibilité personnelle à l’écologie, mais des stratégies d’intéressement sont possibles en leur donnant un rôle dans le dispositif : participer à un jury, être sponsor d’un collectif…

Certaines cultures d’entreprises sont aussi plus propices au développement de la mobilisation écologique :

  • celles qui ont déjà une vocation sociale ou une activité en lien avec l’environnement,

  • celles qui ont mis en place une démarche participative sur leur « raison d’être »,

  • et toutes celles qui s’écartent d’un management hiérarchique et de la seule recherche de rentabilité à court terme (actionnariat familial, entreprises à missions, entreprises libérées).

Légitimer des transformations radicales ?

La réalité des effets de la mobilisation écologique des salariés fait aujourd’hui débat car trop peu de travaux d’évaluation ont encore été conduits.

Notre enquête qualitative auprès d’une douzaine d’entreprises révèle que les dispositifs de mobilisation installent une culture partagée de la transition écologique, légitimant des transformations plus radicales. La mobilisation rend aussi possible une évolution de la RSE vers un modèle décentralisé et plus contributif, travaillant en lien avec des communautés de salariés écotafeurs.

Pour les salariés, la participation à ces dispositifs nourrit la quête de sens au travail et renforce l’attachement à l’entreprise, même si un sentiment de frustration peut naître chez les plus moteurs quand les changements de l’entreprise ne vont pas assez vite et assez loin.

L’enjeu central est en effet la profondeur de l’impact de la mobilisation des salariés sur la trajectoire écologique de l’entreprise. Permet-elle d’aller jusqu’à des transformations organisationnelles ? Si l’adoption d’écogestes peut constituer un point de départ pour intéresser les salariés, certains dispositifs incitent aussi à des évolutions concrètes vers des pratiques métiers plus durables dont l’impact carbone est bien supérieur.

En revanche, les business models restent un plafond de verre de la mobilisation écologique. Les salariés revendiquent de plus en plus un droit d’expression sur les stratégies d’entreprise mais sont encore peu entendus par les dirigeants. Cela peut inviter à rechercher une jonction avec d’autres mouvements dans lesquels ces derniers sont impliqués sur ces questions.

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