Ces dernières années, au rythme des différents rapports du GIEC – dont le plus récent vient de paraître ce 20 mars 2023 –, les médias se sont particulièrement intéressés à l’écoanxiété, cette peur angoissante face à la multiplication des dérèglements environnementaux, réchaufement climatique en tête.
Dans Le Grand Livre du climat, Greta Thunberg, figure symbolique de ces jeunes générations angoissées par le devenir de la planète, a invité des praticiens, universitaires et spécialistes à réfléchir à ce que la crise climatique veut dire. La première partie de l’ouvrage souligne l’urgence climatique :
« Écoutons la science, avant qu’il ne soit trop tard. »
Ce qui est visé, c’est la civilisation thermo-industrielle et ses effets délétères sur les écosystèmes (les « externalités négatives ». La croissance économique fondée sur la consommation des énergies fossiles va-t-elle s’effondrer et emporter dans sa chute l’humanité et la nature ?
Il est vrai que le productivisme et la globalisation des échanges, depuis le rapport Meadows de 1972, suscitent la controverse et distillent un discours « catastrophiste ». Les économistes – notamment William Nordhaus, récipiendaire du prix Nobel en 2018 – se sont voulus pour le moins optimistes en avançant le concept de « backstop technologies », promettant que les technologies pourront se substituer à l’avenir aux ressources fossiles.
Cette substitution « salvatrice » promise par les théories économiques dominantes n’est pas vraiment rassurante : elle ne prend en compte ni la notion de service écosystémique ni celle de capital naturel.
Le rapport Brundtland avait pourtant, dès 1987, insisté sur l’équité intergénérationnelle comme préalable à la satisfaction de nos besoins de consommation. La vision institutionnelle (rapports Meadows et Brundtland) délivre une lecture essentiellement anthropocentrée fondée sur les besoins.
Pour saisir les enjeux du changement climatique, il faut cependant dépasser cette lecture anthropocentrée en identifiant plus clairement le lien sensible qui existe entre les êtres humains et la nature. L’émotion de peur peut à notre sens y contribuer.
Économie des émotions
Il s'agirait ainsi de pouvoir aborder ces questions également en termes d’éthique et d’émotions… En économie, le rôle des affects a ainsi été pris en considération dans le champ de l’économie expérimentale et comportementale.
L’économie des émotions a par exemple permis de déconstruire le modèle de la rationalité parfaite, montrant que l’individu pouvait (aussi) être altruiste et coopératif ; cela a conduit à de nouvelles modalités d’intervention des autorités publiques, comme avec les « nudges », ces « incitations douces » destinées à faire évoluer les comportements.
L’émotion autorise la mobilisation, mais aussi l’action, comme en témoigne d'ailleurs sa racine latine : emovere, ce qui « met en mouvement ».
De l’écocolère à l’écopeur
« Face au réchauffement climatique, il importe de passer de l’écoanxiété à l’écocolère », soulignait en juin dernier un article publié sur The Conversation. La colère permet de s’indigner, comme le rappellait déjà l'essai de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, qui établissait la relation entre indignation et résistance.
Il y a donc une possibilité de convertir les émotions (bonnes ou mauvaises) en actions justes. Si la colère favorise l’engagement, la peur est toutefois plus compliquée à manipuler. Face à un ours colérique, rappelait le philosophe Jean-Paul Sartre, la peur nous invite à la fuite, à l’agression, mais aussi à l’évasion et à l’inertie (on s’évanouit).
L’écopeur peut ainsi être tout autant une inhibitrice de l’action qu’une actrice de son déclenchement. Pour ceux, en particulier, qui prennent part activement à la défense du climat, la peur – en leur faisant prendre conscience de la menace d’une catastrophe climatique – est bien ce qui motive leur engagement. Mais pour être efficace collectivement, elle doit être contrebalancée par l’espoir.
Diriger sa peur vers l’action et l’espoir
Pour ne pas nous déborder, l’émotion, ce puissant facteur de changement des habitudes, doit donc revêtir certaines qualités, souligne le philosophe pragmatiste américain John Dewey.
Mais si la peur est éruptive, trop intense voire phobique, les changements dans les habitudes seront peu perceptibles et peuvent au contraire être contre-productifs. L’émotion est « dégradée » ou « dispersée », au sens où soit elle s’épuise (sous la forme par exemple du déni), soit elle nous envahit.
Si la peur détient une certaine qualité, la mobilisation en faveur de l’atténuation du changement climatique devient possible. C’est le cas en particulier lorsque l’individu qui fait l’expérience du changement climatique – au travers notamment de ses nombreuses manifestations visibles (hausse des températures, inondations, tempêtes fréquentes, sécheresse, etc.), réussit à « transformer » sa peur en la redirigeant vers l’action et l’espoir.
Éloge de la peur modérée
En étant exposés avec une plus grande fréquence aux effets du changement climatique, comme ce fut le cas en France, notamment au cours de l’été 2022, les individus se confrontent à la peur que ce changement fait naître. En en faisant l’expérience, ils sont plus susceptibles de la transformer en actes positifs.
Il y a ici en jeu très distinctement deux approches écologiques de la société qui s’affrontent. Une écologie pragmatiste de la peur modérée, qui estime le danger comme potentiel et insiste sur le rôle que la peur joue en tant que mécanisme légitime d’alerte. Et une écologie de l’effondrement qui rend le danger inéluctable et tend au désespoir, à l’inaction ou au déni.
La peur modérée, transformée par une lecture raisonnée des données de l’expérience, autorise l’action rationnelle et guide l’action pour éviter le scénario du pire. Dans un sens, elle anticipe la menace alors que la peur panique amplifie la catastrophe. Il est alors possible d’apprécier la peur comme un instrument d’évaluation de la situation et de prendre une décision en connaissance de cause, c’est-à-dire, d’enquêter de façon « intelligente ».
À l’instar de la culpabilité, de la honte ou l’exaspération, la peur peut dans ce cas être mise au service de la promotion de comportements pro-environnementaux et de la lutte contre le réchauffement climatique.