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Les limites du politicien « manager » et de la rhétorique antisystème

Emmanuel Macron en France et Donald Trump incarnent cette nouvelle forme d’«antisystème» synonyme d’une gestion des affaires publiques ouvertement inspirée du monde des affaires. Ici à Winnifield, 2018. AFP

Marine Le Pen ou Jean‑Luc Mélenchon en France, Ousmane Sonko au Sénégal, Volodymyr Zelensky en Ukraine

La rhétorique antisystème a envahi l’espace médiatique et politique et n’a jamais été aussi présente en France et dans le monde. Comment expliquer une telle progression et quelles formes prennent aujourd’hui le positionnement antisystème ?

Le concept apparait au début des années 60 et c’est le chercheur italien Giovanni Sartori qui, le premier, l’utilise dans un ouvrage de sciences politiques en 1966.

Le positionnement antisystème remet en cause les valeurs de l’ordre établi et souhaite changer le système politique. Dans une acceptation plus large, il fait référence à tout mouvement ou personnalité qui exerce une forme radicale d’opposition. Dans la pratique, il a couramment été utilisé pour désigner les mouvements anti-démocratiques.

Au regard de ces définitions, il apparait logique de retrouver des mouvements antisystèmes de droite et de gauche partout dans le monde.

Pierre Poujade le pionnier

En France, c’est Pierre Poujade et le mouvement qu’il a inspiré, le poujadisme, qui incarnent originellement, aux yeux de la majorité des observateurs de l’histoire politique française, ce positionnement.

Mouvement antifiscal de défense du petit commerce et de l’artisanat à son apparition en 1953, soutenu justement jusqu’en 1955 par le Parti communiste français, il va progressivement se transformer en un parti politique nationaliste et populiste d’extrême droite.

Le fondateur de l’Union de défense des commerçants et artisans de France (UDCA, dit Mouvement Poujade) Pierre Poujade préside, 24 janvier 1955, une réunion des supporters du mouvement dans la salle d’exposition à la porte de Versailles à Paris. René Jarland/AFP

Porté par un discours antisystème et antiparlementaire virulent, le mouvement de Poujade connait son apogée lors des élections législatives de 1956, avec l’entrée au Palais Bourbon de 52 députés, et son crépuscule dans les combats pour l’Algérie française du début de la Ve République.

La quantité d’articles, d’études et d’ouvrages, en français et en anglais, consacrée au poujadisme, terme devenu courant pour désigner les mouvements corporatistes extrêmes et réactionnaires, et la renommée de certains de ses auteurs (comme les politologues Stanley Hoffman et Michel Winock ou le philosophe Roland Barthes pour n’en citer que quelques-uns) témoignent de son importance dans l’histoire des mouvements antisystème, particulièrement d’extrême droite.

L’antisystème, phénomène multidimensionnel

Depuis une dizaine d’années, le phénomène a dépassé le cadre des idéologies traditionnellement situées aux extrémités du spectre de l’échiquier politique. De plus en plus de candidats et de mouvements politiques se sont positionnés comme les représentants d’une idéologie antisystème.

Cette évolution a marqué le dépassement du cadre théorique et explicatif élaboré dans les années 60 et a révélé l’aspect multidimensionnel de ce phénomène.

Dans certains cas, ce positionnement antisystème a concerné des partis et des hommes politiques issus des systèmes en place qui se sont inscrits dans un mouvement de rejet des élites auxquelles ils appartenaient pourtant. Ce fut par exemple le cas lors des élections présidentielles françaises de 2017.

Mais l’étendard de l’antisystème a aussi été porté par des personnalités venues originellement d’horizons éloignés de la politique comme Beppe Grillo en Italie ou plus récemment Volodymyr Zelensky en Ukraine.

Faire de la politique comme on gère une entreprise

Une des formes que prend aujourd’hui cet antisystème multidimensionnel concerne la gestion des affaires publiques et fait le lien avec les méthodes, les pratiques et les codes venus du monde des affaires.

Les relations entre action politique et pratiques issues du monde de l’entreprise ne sont pas nouvelles. Le « marketing politique », qui prend son essor aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, en particulier avec l’avènement de la télévision, en est une des formes les plus visibles.

En France, c’est Jean Lecanuet, le candidat centriste de la première élection présidentielle au suffrage universel direct de la Ve République de 1965, qui est majoritairement présenté comme le précurseur de cette approche.

Photo datée du 25 octobre 1965 de Jean Lecanuet au milieu de sa famille alors qu’il vient d’être désigné par le comité des démocrates comme candidat à l’élection présidentielle du 5 décembre 1965. AFP

Si Charles de Gaulle est élu au second tour avec 55,2 % des votes face à François Mitterrand, Lecanuet, au départ inconnu du grand public parvient, au 1er tour, à rassembler 15,57 % des suffrages et arrive en 3e position. Sa campagne, organisée par l’agence de communication, Service et Méthodes de Michel Bongrand, exploite efficacement une aisance et une prestance qui lui valent alors le surnom de « Kennedy français ».

Mais le phénomène que l’on observe aujourd’hui va au-delà des pratiques venues du monde de la communication et du développement commercial et qui se sont adaptées à Internet et aux réseaux sociaux à partir de la campagne présidentielle de 2008 de Barack Obama.

Une approche incarnée par Emmanuel Macron et Donald Trump

Au-delà de fortes différences de conviction, de positionnement politique, d’histoire personnelle, de parcours, de discours et de style, Emmanuel Macron en France et Donald Trump aux États-Unis, incarnent aujourd’hui une philosophie et une approche de la politique ouvertement inspirées du monde des affaires et qui fait écho à la célèbre phrase de François Mitterrand, « … après moi, il n’y aura que des comptables ».

Leurs parcours professionnels respectifs, dans la banque d’affaires Rothschild & Co pour le premier, et dans le secteur de l’immobilier pour le second, ont vraisemblablement contribué à cette approche entrepreneuriale de l’action publique.

Loin d’être aujourd’hui des cas isolés, on note que d’autres hommes d’affaires s’étaient aussi, avant eux, lancés avec succès en politique.

Mais l’analyse des discours de Macron et de Trump par les chercheuses Carla Ibled et Rachel D. Beeman éclaire un positionnement à la fois plus assumé et plus en rupture que celui de leurs prédécesseurs. Dans le cas d’Emmanuel Macron, Carla Ibled constate que sa vision pour le pays est nourrie par l’imaginaire des start-up alors que Rachel D. Beeman met en avant la « business-like approach to politics » de Donald Trump qui constitue selon elle l’une des trois principales caractéristiques du « Trumpism ».

La culture managériale au premier plan

Les séminaires de team-building, l’utilisation de consultants de cabinets privés ou les changements de personnes justifiées officiellement par la non-atteinte d’objectifs de performance représentent les marqueurs forts d’un système où la culture managériale fait passer au second plan les logiques idéologiques et les alliances politiques.

Cette approche a séduit une partie de l’électorat qui dénonce une professionnalisation de l’action politique dégagée de toute contrainte de résultat et centrée sur les jeux d’influence.

Ces aspirations expliquent sans doute en partie le soutien qu’ont connu la méthode entrepreneuriale et managériale et le discours « anti-système » d’Emmanuel Macron et de Donald Trump.

Les défis de l’antisystème managérial en période de Covid

La promesse et la mise en place d’une telle approche ne sont pourtant pas une garantie de succès.

D’abord parce que tout positionnement antisystème perd fortement de son pouvoir d’attraction auprès des électeurs à partir du moment où il a été mis en œuvre et où il est donc devenu partie et symbole du système désormais en place. Dans les sociétés démocratiques, c’est le principal défi des personnalités qui accèdent au pouvoir en s’appuyant sur cette rhétorique.

Ensuite parce que la perception de toute stratégie est aussi liée aux circonstances : l’efficacité de la méthode managériale de Trump et de Macron, sera forcément jugée à la lumière de la gestion de la crise inédite et imprévisible du Covid-19.

On sait déjà que la persistance du discours antisystème et pro-business de Donald Trump n’a pas permis de faire oublier sa stratégie face à la montée de la pandémie lors d’une campagne de réélection finalement perdue.

Dans le cas d’Emmanuel Macron, les ratés du gouvernement français dans la gestion de la situation sanitaire seront certainement mis en avant par ses adversaires pour illustrer l’échec de sa « start up nation ». Un argument qui pèsera forcément dans le débat de l’élection présidentielle de 2022 si Emmanuel Macron se représente et se positionne à nouveau comme un homme politique/manager en rupture avec le clivage droite/gauche traditionnel et garant des résultats de son action politique.

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