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Les mystères de l’uberisation

Makers space Steam Labs, Toronto : un nouveau modèle d'innovation collective ? Sharon VanderKaay/Flickr, CC BY

En ce début de siècle, une innovation technologique majeure agite les esprits et encourage toutes les ambitions entrepreneuriales.

La voiture automobile remplace rapidement le fiacre dans les rues de Paris, et la Compagnie Française des Automobiles de Place, fondée en 1905, compte bien en profiter. Cédée à Renault puis à Simca, l’entreprise – devenue la Compagnie des taxis G7 et reprise par André Rousselet – connaît des hauts et des bas. Pour alléger ses coûts salariaux, la compagnie imagine, dans les années 1970, un nouveau modèle d’affaires : un service de taxi opéré par des chauffeurs indépendants.

Autre siècle, autre technologie : l’idée fondatrice d’Uber – également née à Paris selon la légende – s’inspire aussi d’une innovation technologique, celle des réseaux numériques. Établie en 2009, Uber semble de prime abord difficilement comparable à la vénérable G7. Financée par des levées de fonds massives, la start-up américaine croît vite et affiche l’ambition de dominer le marché mondial du transport de personnes, en s’appuyant sur une plateforme technologique avancée et un modèle de revenu original.

À y regarder de près, néanmoins, le modèle d’affaires d’Uber ne diffère guère de celui de la G7. L’entreprise fonctionne en « marché biface », une plateforme qui met en relation des clients et des chauffeurs indépendants. Le statut juridique des chauffeurs, la tarification, et les technologies employées sont certes différents. Mais d’un point de vue stratégique, la nouveauté du modèle et l’avantage concurrentiel qu’il confère à Uber – aujourd’hui en lourde perte – restent à démontrer.

Une percée foudroyante… dans les discours

Il est toutefois un domaine dans lequel le succès d’Uber est incontestable : l’imaginaire collectif. Les manuels scolaires, la Seine, les avocats ou encore la politique : l’uberisation est annoncée de toutes parts. À en croire les zélotes, nul ne serait à l’abri d’une lame de fond qu’ils annoncent inéluctable.

L’expression a fait une foudroyante percée dans le discours médiatique, au point de figurer aujourd’hui en bonne place dans les débats de l’élection présidentielle. Apparue pour la première fois en France dans la retranscription d’une interview donnée fin 2014 par Maurice Lévy au Financial Times, l’expression « uberiser » sent pourtant encore l’encre fraîche.

Articles mentionnant « uberisation », « uberizer », « uberization », « uberize » dans la base presse Factiva.

Un concept ambigu et bigarré

Défaut de jeunesse peut-être, l’ambiguïté du terme n’a d’égale que sa popularité. Les articles sur l’uberisation renvoient pêle-mêle à une palette de concepts pas toujours bien assortis, de l’économie collaborative à la société post-salariale, en passant par la transformation numérique. Ils convoquent dans le désordre la pensée de Ronald Coase, de Joseph Schumpeter ou, plus proche de nous, de Jeremy Rifkin. Leur tonalité oscille entre optimisme béat et dénonciation indignée, entre grand soir productif et esclavage moderne.

Il n’est pas évident de reconnaître l’entreprise Uber dans ce portrait-robot bigarré. La dimension collaborative de la plateforme ne saute pas aux yeux. Si Uber a bien secoué le marché des taxis, son modèle n’est pas une « innovation de rupture », au-moins au sens où l’entend le professeur Christensen à l’origine de ce concept. Quant à l’emploi d’indépendants, c’est loin, nous l’avons dit, d’être une nouveauté dans ce secteur. De fait, seule une infime proportion des articles consacrés aujourd’hui à l’uberisation – moins de 5 % – fait explicitement référence à la firme de San Francisco.

Un mystère et une invitation

Ce qui nous laisse une énigme : si Uber n’uberise pas (ou peu), pourquoi l’entreprise est-elle devenue l’emblème de ce phénomène perçu de transformation de la société ?

Pourquoi ne parlons-nous pas plutôt de « googlisation » ? Après tout, s’il est une organisation qui a contribué à transformer l’économie mondiale – à commencer par la presse – c’est bien le géant de Mountain View.

Le mystère résiste à l’investigation empirique. Certains noteront qu’uberisation sonne mieux. La recherche montre que la prononciation a son importante. D’autres feront remarquer qu’un phénomène de transformation sociale perçu comme nouveau appelle un nom nouveau. Après tout, Google est une entreprise née au siècle passé. Il est aussi probable que la personnalité, sulfureuse, du patron d’Uber ait contribué à attirer l’attention des médias et du public. Il est vrai que Travis Kalanick est de ceux qui font vendre du papier et génèrent du trafic publicitaire.

Une partie de l’explication est peut-être à chercher ailleurs. Au-delà d’un phénomène transformatif de la société, réel ou fantasmé, présent ou à venir, l’uberisation renvoie à une émotion forte, tenace, que le publicitaire Maurice Lévy a bien pressentie : la peur de « se faire uberiser ». C’est une peur profonde, primaire, qui tiraille nos sociétés modernes : celle de la disparition de ces entreprises qui nous sont familières et façonnent notre quotidien, du remplacement du travail de l’homme par celui du robot, et d’un glissement vers un monde nouveau, nécessairement inconnu.

Cette peur est d’autant plus insidieuse que nul ne sait dire avec précision ce qu’est l’uberisation. Celui qui parle mal, pense mal, nous avertit Nanni Moretti : la vacuité du concept nous dispense de penser et offre une formidable chambre d’écho à notre peur collective.

Il n’est pas anodin que cette peur soit associée à une organisation. Ainsi va le monde qu’il est de plus en plus organisé. Pour celui qui s’intéresse à la théorie des organisations, l’uberisation s’inscrit dans une longue histoire de transformation de l’organisation du travail, des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire aux multinationales modernes, en passant par les guildes du Moyen Âge.

Comprendre l’uberisation, c’est reconnaître que les formes d’organisation que nous prenons pour des faits naturels immuables n’en sont pas. C’est accepter l’inéluctable évolution – et peut-être un jour la disparition – de cette forme bureaucratique, relativement récente et à bien des égards imparfaite, que nous appelons « entreprise ». C’est réaliser que les formes d’organisation de demain ne sont pas prédéterminées et qu’aucun modèle – pas plus celui d’Uber qu’un autre, ne s’impose à nous. Sauf si nous y consentons.

L’uberisation, en somme, n’est pas une force transcendante et irrésistible, mais une invitation à inventer, expérimenter et construire de nouveaux modèles d’organisation, plus efficaces, plus justes et plus humains.

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