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Ubisoft Montréal

L’imaginaire sectaire dans la pop culture : « Far Cry » et les davidiens

Attendu par de nombreux joueurs, le cinquième opus de la licence Far Cry des studios Ubisoft leur propose d’incarner un agent fédéral aux prises avec une secte apocalyptique nichée au cœur d’un Montana devenu état religieux, sous l’influence de Joseph Seed, son terrifiant gourou. Si le titre est avant tout axé sur l’action et l’infiltration à monde ouvert – c’est-à-dire enchaîner les assauts spectaculaires et les opérations discrètes sur les camps ennemis avec la possibilité pour le joueur d’organiser son cheminement comme bon lui semble – son scénario, qui est le premier de la série à se situer aux États-Unis, s’articule essentiellement autour d’une thématique de plus en plus présente dans les cultures populaires : les sectes religieuses.

Bande annonce du jeu en prises de vue réelles (Ubisoft Montréal).

Depuis Far Cry 3, la licence met un point d’honneur à axer sa campagne de communication non plus sur les prouesses du personnage principal et ses capacités à défaire ses ennemis, où même le synopsis de son scénario, mais bien sûr son antagoniste, véritable figure de proue mise en avant jusque sur la couverture du jeu. « Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film » déclarait Alfred Hitchcock à François Truffaut lors de leurs entretiens, et ces individus peu fréquentables apportent au jeu tous les thématiques auxquelles ils sont rattachés, qu’ils soient trafiquants de drogue, dictateurs ou, cette fois-ci, gourou d’une apocalypse imminente.

Les 11 premières minutes du jeu mettant en place sa diégèse et, surtout, son antagoniste principal. (Ubisoft Montréal).

Relecture de Waco et spectres davidiens

Du 28 février au 19 avril 1993, les autorités fédérales lancent un assaut massif sur la propriété des davidiens, à Waco au Texas. Le groupe religieux contrôlé par Vernon Wayne Howell alias David Koresh, secte apocalyptique armée jusqu’aux dents et bien décidée à ne laisser personne entraver leur mode de vie recluse comprenant châtiments corporels, pédophilie et soumission religieuse, conclut les 51 jours de siège en incendiant le domaine dans lequel ils étaient retranchés. 82 personnes, dont les 21 enfants de David Koresh, sont tuées. Le choc est palpable et marque l’Amérique de Bill Clinton, d’autant plus que l’intégralité de cette véritable bataille à ciel ouvert a été filmée et retransmise en direct. Depuis, Waco n’est plus seulement une petite bourgade texane, son nom étant définitivement affilié au drame qui ne lui offrit que des monuments funéraires et une sordide renommée.

La Tragédie de Waco, septième épisode de la série documentaire Les Crimes du siècle, retraçant les 51 jours de siège à travers les multiples vidéos d’archive.

Si Waco n’est pas ouvertement citée dans Far Cry 5, les similitudes entre l’Eden’s Gate de Joseph Seed et les davidiens de David Koresh sont plus que confondantes. Les deux groupuscules s’arment en prévision d’une apocalypse proche personnifiée par l’arrivée impromptue des forces de l’ordre auxquelles ils décident de résister de façon extrêmement violente. Les deux cultes mentionnent également les sept sceaux bibliques que Seed tout comme Koresh se dit déterminé à ouvrir, le premier se matérialisant par l’assaut des autorités fédérales. Enfin, les deux personnages sont très proches physiquement, l’élément de character design prépondérant de Seed, ses lunettes fumées, étant un rappel direct à celles de Koresh. L’antagoniste de Far Cry 5 est surnommé « le Père » et son patronyme renvoie à la graine donc à la procréation et à la parentalité, élément de caractérisation sous-entendant l’inspiration davidienne, Koresh ayant été seul géniteur au sein de son groupe, les autres hommes étant condamnés au célibat. Joseph, comme David, renvoie aux saintes écritures et renforce un peu plus encore cette notion de patriarche propre au statut qu’il possède au sein de sa communauté.

David Koresh photographié par la police. Le cliché a été rendu public en 1998 mais demeure non daté (La Presse canadienne/Waco Tribune Herald).

Far Cry 5 a pour fondement une vision fantasmée de Waco : la secte n’est plus seulement un groupuscule d’une centaine de personnes recluses dans une propriété texane mais véritablement un état religieux dont le culte universaliste s’étend à tous les habitants, tués ou convertis de force. Sur ce principe, le personnage contrôlé par le joueur doit mener une contre-attaque typique de toute lutte contre les terreurs religieuses : saper l’influence du gourou et de ses lieutenants sur les différentes zones géographiques en attaquant de manière spectaculaire les installations et les soldats d’Eden’s Gate, redonnant de fait espoir aux opprimés en leur prouvant qu’une résistance est possible. Sorti dans un contexte mondial se rapprochant de son univers diégétique, le jeu permet au public d’appréhender par le prisme de la fiction et d’un univers outrancier les problématiques de son époque.

En quelques mots, Far Cry 5 est un produit culturel de son temps et s’adresse à son public en lui démontrant par l’exagération que s’il subsiste quelques individus farouchement décidés à regagner une liberté perdue et faire taire les voix du terrorisme, alors tout espoir demeure permis. Par ce procédé presque euphorisant tant il est représenté de façon explosive, colorée et régressive, alliant répliques ordurières, cascades pyrotechniques et représentations parfois archétypales de l’américain moyen baptisant son pick-up « Nancy » en hommage à sa première dame préférée, le dernier né des studios Ubisoft apporte un peu plus encore à cette utilisation croissante de l’imaginaire sectaire dans les productions culturelles qu’Olivier Bénis soulignait déjà sur France Inter lors du lancement du jeu.

À l’instar d’une véritable secte, la promotion du jeu est basée sur le culte de la personnalité : grimé en gourou, Greg Bryk, l’interprète de Joseph Seed, se charge lui-même de présenter sa propre figurine pour l’édition collector.

Une thématique de plus en plus répandue

Si la littérature et le cinéma se sont parfois intéressés aux dérives sectaires, les fictions d’aujourd’hui font la part belle aux figures de gourou et aux tensions sociales que la présence de tels groupuscules suscite. American Horror Story a consacré sa septième saison à la thématique du culte, le siège de Waco a été relaté début 2018 dans la mini-série éponyme de Paramount Network et c’est au tour du cinquième opus de la licence vidéoludique initiée par les studios Crytek en 2004 d’être entièrement consacré à la lutte contre ce type de dérive. Au même titre que les productions superhéroïques sont passées des méchants nazis aux méchants communistes entre les années 1940 et 1960, force est de constater que les trafiquants et les dictateurs se sont aujourd’hui mués en leaders religieux pour la fin des années 2010, même si leurs représentations, bien que plus nombreuses, restent minimes. A l’heure ou la terreur revêt un aspect spirituel à travers les actes de barbarie de l’Etat Islamique ou de Boko Haram, le public se retrouve davantage impliqué dans des œuvres mettant en scène des menaces de son temps.

Bande annonce de la mini-série Waco, retraçant le siège de la propriété des davidiens en 1993 (Paramount Network).

Mise en scène du divin

A une époque où de purs produits de mondialisation culturelle comme les films de superhéros envahissent les écrans, impossible de ne pas tenir compte de la façon particulièrement christique dont Zack Snyder a représenté Superman dans ses films Man of Steel et Batman V Superman. La mise en scène du divin, l’apparition du sacré ou la hiérophanie telle que l’a désignée Mircéa Eliade dans son Traité d’histoire des religions est devenue un élément redondant dans les productions actuelles, quelles qu’elles soient.

La moindre apparition de Joseph Seed dans Far Cry 5 semble inspirée d’une vision biblique ; le personnage aux allures de Christ déviant, tatoué et scarifié semble omnipotent, et certains éléments des missions principales du jeu se déclenchent à l’improviste, comme si la main de Dieu, du leader, s’était emparé du joueur. Plus encore, les écrans de chargement sont généralement composés d’une image du gourou ou de l’un de ses lieutenants agrémenté d’une citation, comme s’il était impossible d’échapper à son discours. Le joueur est constamment soumis à l’influence du Divin corrompu mais le prisme de la fiction et le recul imposé à celui ou celle qui tient la manette crée la distance : le protagoniste du jeu, bénéficiant d’une conscience hors fiction, se pose comme l’un des seuls personnages capables d’entrevoir la vérité et de savoir ce culte dangereux. Le médium vidéoludique métaphorise par son côté technique la distanciation de l’individu par rapport au groupe et permet de réfléchir aux moyens de guérir de telles manipulations mentales.

La libération de Hope County, dont le nom n’a rien d’innocent, passe par des objectifs simples (Ubisoft Montréal).

Si les livres d’histoire et les études sociologiques renseignent les différentes époques de la civilisation humaine, les productions culturelles traduisent une certaine façon de penser le contemporain. Far Cry 5 rejoint donc cette longue lignée d’œuvres s’étant attelées à décortiquer les enjeux de la modernité en offrant à leur public des visions outrancières et débridées de faits de société préoccupants, jouant parfois la carte de la dystopie, comme Wolfenstein : The New Order qui proposait aux joueurs de libérer les États-Unis des nazis triomphant de la Seconde Guerre mondiale, ou tout simplement de la relecture historique décalée et post-moderne à l’instar du film Django Unchained de Quentin Tarantino, qui dynamitait les codes du western pour s’intéresser à une Amérique esclavagiste.

En parsemant sa diégèse d’éléments à interprétation, Far Cry 5 assure son discours sur l’obscurantisme, bien qu’il le déguise en grand spectacle pyrotechnique : dans ce Montana fictif, les caches de survivalistes sont vides et peuvent être arpentées telles des ruines antiques, car la survie de l’homme face à l’Apocalypse religieuse ne se fait pas en se terrant entre quatre murs mais bien en s’ouvrant au monde.

Les choix moraux, de plus en plus répandus dans les jeux vidéo, renforcent l’implication idéologique du joueur (Ubisoft Montréal).

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