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Lutte antiterroriste : les mailles du filet français sont encore bien trop larges

Un CRS garde l'entrée du palais de justice le 8 septembre 2021, à Paris, en amont du procès des attentats du 13 novembre 2015. Alain JOCARD / AFP

L’ouverture du procès de certains des auteurs des assassinats de masse commis à Paris dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015 a été l’occasion de questionner une nouvelle fois d’éventuelles défaillances des services de renseignement dans le suivi des personnes suspectées de velléités terroristes. Il peut certes être tentant de chercher à conjurer l’effroi suscité par un crime de cette ampleur en le rapportant à une erreur humaine qui pourrait être aisément corrigée, nous garantissant ainsi du renouvellement de tels faits. Mais la réalité est autrement complexe et il serait tout aussi illusoire que dangereux de prétendre prévenir tout risque d’attentat terroriste.

Ceci étant posé, il est en revanche possible – et même souhaitable – de chercher à améliorer la capacité des autorités en charge de la lutte antiterroriste à détecter les projets de crimes suffisamment tôt pour pouvoir interpeller leurs auteurs au stade de leur préparation. À cet égard, deux caractéristiques du système français méritent d’être sérieusement interrogées.

Une trop grande dépendance au pouvoir exécutif

En premier lieu, la justice antiterroriste souffre aujourd’hui d’une trop grande dépendance à l’égard du pouvoir exécutif. À rebours des recommandations du Conseil de l’Europe, comme des standards applicables au procureur de l’Union européenne, le procureur national antiterroriste – comme l’ensemble des magistrats du parquet – ne bénéficie d’aucune garantie d’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif. Le garde des Sceaux décide seul de sa nomination, de sa discipline et son éventuelle révocation, le conseil supérieur de la magistrature n’émettant en la matière qu’un avis simple.

Cette situation est d’autant plus problématique que les mesures de surveillance mises en œuvre par les services de renseignement avant même la phase judiciaire sont décidées par le seul premier ministre, l’autorité indépendante que constitue la commission nationale de contrôle des activités de renseignement n’émettant en la matière qu’un avis consultatif.

Photo du leader du « groupe de Tarnac », Julien Coupat arrivant à son procès et portant un masque à l’effigie du procureur Olivier Christen le 13 mars 2018. Alain Jocard/AFP

En conséquence, notre ordre juridique n’offre aujourd’hui que bien peu de garanties contre le risque de politisation de la lutte antiterroriste, c’est-à-dire le risque que d’autres considérations que la seule prévention et la répression des crimes n’entrent en jeu. On pense évidemment à l’utilisation abusive de la qualification terroriste, que la Cour de cassation a pu censurer dans l’affaire dite « de Tarnac » ou qui s’est donnée à voir dans les perquisitions menées au domicile de militants écologistes lors de la proclamation de l’état d’urgence en novembre 2015.

Une politisation contre-productive ?

Mais de façon tout autant – sinon plus – préoccupante, cette politisation peut aussi avoir pour effet d’empêcher ou de différer abusivement la poursuite d’infractions terroristes avérées. Au-delà de la volonté de ménager les relations diplomatiques avec tel ou tel gouvernement « ami » dont les ressortissants pourraient être impliqués dans des attentats – à l’image, emblématique, de l’immense difficultés des autorités étasuniennes à enquêter sur rôle de personnes de nationalité saoudienne dans les attentats de New York – ce risque se matérialise par la difficulté des services à appréhender d’autres formes de terrorisme que celles correspondant aux représentations des gouvernants.

Ainsi, les attentats de Madrid du 11 mars 2004, revendiqués par Al Qaida, furent initialement attribués à l’organisation basque ETA par le gouvernement conservateur de l’époque. Si l’on veut qu’aucune autre considération que la nécessité de prévenir et sanctionner la criminalité terroriste n’interfère dans l’action des autorités répressives, il est urgent de leur conférer l’indépendance dont elles devraient bénéficier dans une société démocratique.

Restreindre la notion juridique de terrorisme

En second lieu, améliorer la capacité des autorités de police et de justice à identifier en temps utile des projets d’attentat avérés suppose d’en finir avec la propension contemporaine du législateur à étendre indéfiniment le filet répressif, au risque d’en distendre considérablement les mailles.

Depuis l’origine, la notion juridique de terrorisme présente un caractère particulièrement extensif. Le critère permettant de faire basculer un crime ou un délit dans cette catégorie offre en effet une marge d’appréciation presque sans limites aux autorités, puisqu’il leur suffit d’invoquer la volonté « de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».

Outre que la notion d’ordre public en matière pénale et répressive présente un caractère particulièrement malléable, déterminer ce qui est « intimidant » ou « terrifiant » implique une irréductible subjectivité.

Si le caractère « terroriste » des assassinats de masse que nous avons connus au cours des dernières années ne prête pas à discussion, tel n’est pas le cas de l’écrasante majorité des faits poursuivis à ce titre, qui le sont du chef du délit d’association de malfaiteurs : à moins qu’elle ne soit clairement revendiquée, comment caractériser la finalité terrorisante d’un acte lorsqu’on ne se situe qu’au stade des actes préparatoires, telles des réunions durant lesquelles aucun projet précis n’est encore envisagé ou de simples repérages ?

C’est ainsi que la qualification terroriste tend mécaniquement à s’étendre à un nombre de plus en plus élevé de faits, au risque de contribuer à l’éparpillement des forces répressives.

Tendance à la dispersion

Pourtant, les pouvoirs publics ne cessent de vouloir allonger la liste des infractions terroristes ou assimilées, depuis le délit d’apologie du terrorisme, qui sanctionne le seul fait de présenter sous un jour favorable un attentat ou ses auteurs, jusqu’à celui de consultation d’un site Internet relayant de tels propos. Un délit censuré par le Conseil constitutionnel au motif, précisément, de l’absence de nécessité de cette nouvelle infraction au regard de l’ensemble des prérogatives dont disposent d’ores et déjà les pouvoirs publics.

Cette tendance à la dispersion est encore aggravée par le développement, au cours de la dernière décennie, d’une surveillance de plus en plus débridée des réseaux numériques.

Centre d’Opérations et de Renseignement de la Gendarmerie, à Evry-Courcouronnes, au sud de Paris en 2020. Geoffroy Van Der Hasselt/AFP

La loi du 24 juillet 2015 a ainsi introduit la possibilité pour les services de renseignement de procéder à la captation généralisée et indifférenciée de nos échanges informatiques dans le but d’y détecter une éventuelle menace terroriste. Au risque, là encore d’amenuiser la capacité des autorités à distinguer les projets criminels de la multitude des propos plus ou moins tendancieux pouvant être tenus sur Internet.

On ne saurait dès lors trop saluer le coup d’arrêt portée à ce mouvement par la Cour de Justice de l’Union européenne. Dans un arrêt de principe du 6 octobre 2020, elle a ainsi jugé que la surveillance de masse des activités informatiques ne pouvait intervenir que pour faire face à des

« activités de nature à déstabiliser gravement les structures constitutionnelles, politiques, économiques ou sociales fondamentales d’un pays » et qui :

« se distinguent, par leur nature et leur particulière gravité, du risque général de survenance de tensions ou de troubles, même graves, à la sécurité publique ».

En nous invitant à resserrer les mailles du filet, elle nous rappelle que le strict encadrement des pouvoirs publics, loin d’être un obstacle, constitue une condition sine qua non de l’efficacité de la répression.

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