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Mazeppa, héros de la nation ukrainienne magnifié par lord Byron

Illustration de Mazeppa dans l'édition de 1846 du poème de lord Byron. Wikipédia

On laissera aux historiens, dont je ne suis pas, le soin de débattre de la place occupée par Ivan Stepanovitch Mazepa (1639-1709) dans l’histoire de la Russie comme dans celle de l’Ukraine. Une place des plus controversées, « sujette à caution », a-t-on dit. Et en tout point dépendante de l’endroit où se fixe le curseur : traître, aux yeux des Russes, héros national selon les Ukrainiens, Mazepa fut un véritable Janus bifrons. Né sur la rive occidentale du Dniepr, il tenta un moment, mais c’était déjà trop tard, de conclure une alliance avec les Ottomans, pour sauver l’indépendance de l’Ukraine.

Confirmé en tant qu'Hetman (Chef élu des clans cosaques, à l’époque de leur indépendance) par le tzar Pierre Le Grand, il avait régné en despote éclairé avant de trahir son bienfaiteur en allant solliciter le soutien des Suédois. En son temps, Voltaire avait eu l’habileté de livrer deux « Histoires ». Dans la première, L’Histoire de Charles XII, Roy de Suède, Mazepa a le beau rôle ; dans la seconde, Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand, Voltaire épouse le point de vue des Russes, soulignant sa duplicité, ses complaisances successives, son cynisme, au pire, au mieux son opportunisme. Alors, girouette ou roc ? Judas ou Jeanne d’Arc ? Les deux, mon hetman. Il fallait assurément, pour demeurer si longtemps le héros des Ukrainiens, que leur « Prince » ait mis à profit ses lectures de Machiavel…

Un personnage de légende

C’est vers un poète, Lord Byron, que j’entends me tourner. Il est l’un des premiers à enrôler Mazepa sous la bannière romantique, et à accorder à son pays, l’Ukraine, une place de choix sur l’atlas européen des émotions. Peintres, musiciens, artistes se précipiteront dans la brèche, mais la matrice du mythe, c’est à son poème, ainsi qu’à sa traduction française par Amédée Pichot, qu’on la doit. Du reste, le nom de son personnage, il l’écrit avec deux « p », Mazeppa (1818), comme si le redoublement d’une lettre avait vocation à consacrer deux choses : l’affranchissement d’avec la vérité historique et le désir de parler du présent à la lumière du passé. Rappeler Mazeppa, comme Frédéric Boyer s’ingéniait il y a peu à Rappeler Roland (P.O.L. 2013) et sa chanson éponyme, c’est toucher du doigt en quoi la littérature enjolive, brode, reconstruit (et déconstruit) des personnages de légende – littéralement devant être lues.

Lire Byron, donc. Il escamote l’Histoire, pour mieux la faire rentrer par la petite porte, celle de l’anecdote. Il « byronise » son héros, calquant sur ce dernier un peu de sa trajectoire personnelle. Son exil forcé d’Angleterre, en juin 1816, sous la pression du scandale provoqué par ses infidélités à répétition, il le transpose dans les steppes d’Ukraine. Son personnage de page à la cour du roi de Pologne se voit lui aussi condamné à quitter la bonne société et ses mœurs policées ; surpris en flagrant délit d’adultère, il est ligoté, nu, à la demande du mari trompé sur un cheval sauvage – difficile de ne pas voir dans la cruauté du châtiment une sorte de contre-viol, de rapt inversé. Et c’est dans cet équipage pour le moins osé qu’il parcourt à la vitesse du vent toute la distance qui le sépare de la civilisation. Mais la liberté farouche des Cosaques qui le recueillent, au terme de sa cavalcade, avant de le porter à leur tête, était à ce prix. L’histoire connaît de ces retournements… Il aura ainsi « passé » le désert pour se retrouver sur un trône, celui d’Ukraine. Un tête-à-queue que Victor Hugo rendra de manière encore plus elliptique : « Enfin le terme arrive… il court, il vole, il tombe,/Et se relève roi ! »

Le point de départ du récit de Byron est beaucoup plus tardif : il a lieu lors de la bataille de Poltava (1709) qui consacre la défaite du roi de Suède, avec lequel Mazeppa, sentant l’heure de sa destitution venue, avait conclu une (dernière) alliance. Vaincu et harassé de fatigue, Charles XII lui demande de raconter dans quelles circonstances il a appris l’art équestre, et d’où lui vient la sollicitude dont il fait preuve envers ses montures. Pour ces deux vieillards, leur jeunesse enfuie revient au galop, à la faveur d’un récit livré à fond de train. La conclusion du poème, elle, escamote la fin prochaine des deux protagonistes. Rien sur la mort de Mazepa qui se réfugiera sur la rive ottomane du Dniepr, où il meurt peu de temps après, dans la forteresse de Tighina (aujourd’hui située en Moldavie, en lisière de la Transnistrie russophone).

La bataille de Poltava, Pierre-Henri Martin, 1726. Wikimedia

Un personnage de proscrit

Pas plus que le poème n’évoque les longues années passées par Mazeppa à exercer, de la plus rugueuse des façons, l’hetmanat, en se mettant pour ce faire, d’abord à son propre compte, et ensuite, ceci n’excluant pas cela, au compte des puissances étrangères qui font la pluie et le beau temps dans la région, auprès desquelles il plaidera la cause, avec une sincérité à chaque fois renouvelée, d’une Ukraine libre et indépendante. N’hésitant pas à changer de monture, polonaise à ses débuts, russe longtemps, suédoise sur la fin à défaut d’ottomane – dès lors que la cause le justifiait. Aux Turcs, il fit même valoir que ces derniers perdraient la Crimée – ce qui ne manqua pas de se produire, après coup – s’ils persistaient à se fier au maître de Saint-Pétersbourg. Rien de tout cela, donc, ne figure chez Byron, qu’on connaîtra, lorsqu’il se portera au secours de la Grèce sous domination ottomane, plus prompt à se faire le héraut de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes…

Même si la politique n’est pas tout à fait absente du propos, ce qui requiert Byron est tout autre : une Ukraine dont la topographie, la géographie, réduites à une valeur d’allégorie, lui tiennent lieu de repères dans sa reconstruction psychique, celle de l’exilé, du proscrit, du vaincu, bien décidé à prendre sa revanche. Qui s’y frotte, s’y pique. À bon entendeur, salut, glissera-t-on en marge du poème (dans la traduction française de Jean Pavans, Poésie/Gallimard, 2019))…

« moi qui suis surgi d’une race
Dont l’humeur, quand on la provoque et la piétine,
Devient celle d’un crotale tout prêt à mordre. »

Le paysage traversé par le couple formé par Mazeppa, renversé sur son cheval, n’a de réalité géopolitique qu’en creux. Il se résume à une suite d’étapes obligées dans ce qu’on voudra bien appeler un pèlerinage, ou un rite de passage à valeur initiatique. Un fleuve divise la cavale en deux temps, l’avant et l’après de l’épreuve. Ce fleuve est ligne de démarcation, autant qu’eau lustrale : Mazepa y entre à demi mort et en ressort vivant, « rebaptisé ». Sur ses berges escarpées et glissantes, il trouve les ressources qui fonde l’héroïsme et la résistance. Parvenu sur une éminence, il contemple, tel Moïse, les plaines en contrebas – l’Ukraine, ça rime avec plaine, en anglais comme en français. L’y attend, mais il ne le sait pas encore, une nouvelle vie.

Du fond de la forêt surgit alors une étrange troupe de cavalerie, un bien singulier escadron – de quoi former l’une des scènes les plus grandioses du poème :

« Un millier de chevaux, et aucun cavalier !
Un millier de chevaux la crinière en bataille
Et la queue mouvante, avec de larges naseaux
Jamais tendus par la douleur, avec des bouches
Jamais ensanglantées par le mors ni les rênes,
Avec des sabots inentamés par le fer,
Et des flancs ne portant aucune cicatrice
D’éperon ou de fouet, libres et sauvages
Comme des vagues qui déferlent en grondant
Sur la rive pour saluer notre timide
Venue ! »

La confrontation avec les congénères, non du cavalier – car il n’est pas une âme en vue dans ce grand désert d’hommes –, mais de sa cavale fourbue, cristallise deux postures antinomiques, entre lesquelles il n’est pas de compromis qui vaille : l’enchaînement, les liens (qui entrent dans la chair jusqu’au sang), la servitude (subie, involontaire, mais la volontaire n’est pas absente du propos), l’impuissance, versus la liberté, fière, farouche, hostile à toute soumission (à l’homme, au mors, à la selle, etc.). Il fallait, à l’évidence, cet ensauvagement, ce passage par l’animalité brute, écrit Anne Larue, pour souligner le rite de passage, la conversion du délicat courtisan aux mœurs rudes des Cosaques qui le recueillent. Mais libre à chacun, libre au lecteur, de voir sous ces figures chevalines rassemblées en horde, toute une « troupe », le mot est dans le texte, d’Ukrainiens que rien, ni personne, ne vaincra.

Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan Mahmoud IV de Turquie. Ilia Répine, 1891. Wikimedia

La chute finale du récit de Byron réserve une surprise de taille : au moment d’en finir avec son histoire, donnée pour haletante, le conteur découvre que le roi de Suède dort depuis plus d’une heure, et qu’il n’a donc rien entendu ( !). Mais loin de prendre cette déconvenue au tragique, Mazeppa en sourit. Pour un peu, il s’esclafferait, comme s’esclaffent, hilares, les Cosaques Zaporogues (écrivant une lettre au sultan de Turquie), magistralement croqués par le peintre russe Ilya Répine (1880-1891). Plaisanterie mise à part, il prend toute la mesure, ironique, de la situation. Indifférent à la mort qui vient, il refuse de s’abandonner au désespoir et au découragement. Loin de céder à la « mélancolie de l’Histoire », il se dit convaincu que les ennemis d’hier… et ceux de demain, croit-on deviner entre les lignes, ne sauront échapper à leur juste châtiment :

« Car le Temps rétablit
Toute chose ; et pourvu que nous sachions attendre
L’heure propice, il n’est point de puissance humaine,
Qui, n’ayant pas eu de pardon, puisse échapper
Aux longues veilles et recherches de celui
Qui cultive sa rancune comme un trésor. »

Ce « classique » fougueux qu’est Mazeppa n’est exempt, ni de fabrication historiographique ni de révisionnisme amoureux. Comme pour tous les classiques, cependant, sa signification se réactualise, en particulier dès lors que les plaines d’Ukraine sont prises pour cibles. Que les situations changent, ou, a fortiori, quand elles se répètent, toujours un classique nous parle : il « n’a jamais fini de dire ce qu’il a dire » (Italo Calvino). Puissent les Ukrainiens qui voudront bien lire ou relire l’histoire du supplice de Mazepa y puiser, aujourd’hui encore, des raisons d’espérer, pour ici et maintenant. Espérer que la justice poétique ne soit pas seule à passer, et que ses arrêts soient confortés par ceux, plus concrets, que pourrait rendre la Cour Pénale Internationale appelée à statuer, hors « rancune » mais au terme de « longues veilles et recherches », sur le cas de l’envahisseur de l’Ukraine.

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