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Microsoft–LinkedIn pour 26,2 milliards de dollars : quelle vraie valeur ? quel prix ?

Question centrale : combien vaut véritablement LinkedIn ? Taka@PPRS/Flickr, CC BY-SA

Microsoft a annoncé le 13 juin dernier avoir entamé les négociations de la phase finale pour l’acquisition de LinkedIn. Ainsi, le titan et un des plus anciens acteurs du secteur IT acquière le plus grand réseau social « professionnel » pour 26,2 milliards de dollars, avec une prime annoncée d’environ 50 % sur le cours de l’action. Plus précisément une prime sur la base de son cours de clôture du 10/6 qui était 131,08 USD.

Logiquement, l’action de LinkedIn s’échangeait le jour suivant à environ 196 USD sur la place new-yorkaise avec un rebond correspondant à la prime annoncée par Microsoft. En revanche, l’action de cette dernière subissait la baisse souvent « attendue » et subie par l’acquéreur par toute annonce d’acquisition ; le cours de l’action de Microsoft a ainsi perdu environ 4 % le jour suivant l’annonce.

Notons que dans le communiqué officiel, Microsoft prévoyait un léger impact négatif direct de cette transaction pour ses actionnaires avec une dilution des bénéfices par action (BPA) de 1 % sur les deux prochains exercices. Retour sur la situation financière de deux firmes et surtout sur les conditions financières de cette acquisition.

Deux situations financières contrastées

D’abord, il est intéressant d’analyser le contraste financier qui existe entre les deux entreprises. Microsoft est dans une situation financière confortable et solide. Elle affiche une croissance stable de ses revenus (une moyenne de 8,45 % sur les cinq dernières années), des marges de profitabilité opérationnelle (31 %) et nette (25 %) élevées et en moyenne supérieures à celle du secteur ; une solide structure financière avec environ 50 milliards USD en dettes et plus de 100 milliards USD en liquidité ; enfin une belle performance boursière avec un rendement d’environ (16 %) sur l’année dernière.

Siège de Microsoft à Redmond, Washington. Dennis Redfield/Flickr, CC BY

De plus, Microsoft a annoncé poursuivre son deuxième plan de rachat d’action de 40 milliards USD sur les quatre prochains exercices (information confirmée dans le même communiqué). En termes de valorisation boursière, le multiple P/E de Microsoft est (17,5) avec une surperformance par rapport à la moyenne du secteur (14,18) et de celui du portefeuille du marché S&P 500 qui est de (17,03). La vie est belle pour Microsoft et ses actionnaires !

Quant à LinkedIn, ses résultats financiers sont moins flamboyants, voire alarmants. Mise à part sa capacité à maintenir un fort taux de croissance de ses revenus (68 % en moyenne sur les cinq dernières années), l’entreprise affiche pour son dernier exercice annuel une marge opérationnelle négative (-5 %) et également une marge nette négative (-6 %) dans un secteur connu par des marges élevées (autour de 20 %) qui avoisinent celle de l’industrie de luxe (rappelons que la marge nette de Facebook est équivalente à celle du LVMH) !

LinkedIn affiche également une structure financière fragile, une performance boursière négative (-9 %) et surtout très volatile (80 %). Rappelons que l’action a perdu en janvier dernier plus de 50 % de sa valeur.

Pourtant et malgré cette situation financière critique de LinkedIn, Microsoft a versé une prime de 50 % sur le cours de l’action de LinkedIn (environ 9 milliards USD en total) !

Une justification « financière » et stratégique

Microsoft justifie cette décision d’investissement et surtout le prix payé par une série d’indicateurs qu’elle qualifie de « financiers » tels que la large base d’utilisateurs de LinkedIn (443 millions d’utilisateurs) et surtout sa forte croissance (19 %).

Elle avance également dans son communiqué officiel d’autres chiffres tels que le nombre d’utilisateurs mensuels actifs (visite unique mensuelle) de 105 millions, le nombre de pages consultées par trimestre (45 milliards de pages visionnées lors du dernier trimestre) et sa croissance (34 %).

D’autres part, les justifications stratégiques de cette décision sont nombreuses que ça soit celles annoncées par Microsoft, ou celles avancées par les analystes et les experts du secteur. Pour Microsoft, l’achat de LinkedIn lui donne un accès à un nouveau marché/secteur et plus spécifiquement la possibilité de commercialiser ses produits (Dynamics ou Microsoft Office 365) auprès d’une large base d’utilisateurs professionnels.

Il lui permet de renforcer son positionnement stratégique en se différenciant en termes d’outil de CRM grâce au « Social Selling », et enfin Microsoft dévoile son intérêt stratégique pour la plateforme d’enseignement en ligne « Lynda.com » achetée récemment par LinkedIn.

Dans le même registre, cette transaction annonce pour certains experts le retour de Microsoft sur le marché du numérique professionnel (entamé déjà en 2014 par l’achat de Yammer et confirmé avec cette nouvelle acquisition). Pour d’autres, c’est une revanche de Microsoft sur Apple et Google après moult tentatives qui se sont traduites en échecs avec des produits et de services phares tels que WindowsPhone ou Lumia.

Financement

Revenons sur l’acquisition et ses détails financiers. Le prix annoncé par Microsoft est 26,2 milliards USD. Elle envisage régler cette transaction en numéraire (cash) qui sera financée par une souscription d’une nouvelle dette. Pourtant, Microsoft n’a pas besoin de s’endetter étant donné le niveau de sa trésorerie nette qui est largement positive (plus de 60 milliards USD après dettes financières). Sauf que le recours à cette trésorerie exige un rapatriement de ses fonds qui se trouvent à l’étranger et qui seront soumis à l’impôt. De plus, Microsoft bénéficie d’un taux d’intérêt sur sa dette actuellement très faible (2 %).

À noter que Microsoft et Johnson & Johnson sont les deux seules entreprises américaines notée AAA par Moody’s, et que même en cas de dégradation de la notation de Microsoft – Moody’s a déjà annoncé une procédure de révision en vue d’une dégradation de la notation de Microsoft suite à l’annonce de l’acquisition – il demeure plus intéressant pour le géant de l’informatique d’avoir recours à un financement par la dette (qui coûte moins cher et qui lui permet de bénéficier de la déductibilité des impôts sur les intérêts) que payer un impôt de relocalisation sur ses fonds qui se trouvent à l’étranger.

Par ailleurs, cette trésorerie a un intérêt stratégique : garder une flexibilité financière et budgétaire en laissant la possibilité à Microsoft de saisir des futures opportunités sans avoir besoin de collecter les fonds nécessaires sur le marché financier ou bien auprès des banques.

Rappelons que l’annonce de cette transaction était un peu « attendue ». Plusieurs journalistes et analystes avaient dressé depuis quelques moins une sorte de short list des entreprises qui semblent être des potentielles cibles pour Microsoft. LinkedIn, Salesforce et Slack y figurent parmi d’autres. Cette abondante trésorerie lui permet éventuellement de poursuivre cette politique d’acquisition.

Prix, valeur(s) et synergies

Avec une prime de 9 milliards USD en total (environ 50 % du cours de l’action), il nous semble intéressant voire « amusant » de questionner le prix avancé par Microsoft.

Logo LinkedIn redessiné. Jurgen Appelo www.noop.nl, CC BY

Rappelons d’abord que la valeur estimée d’une entreprise est une démarche dépendante des hypothèses et des choix. Quelle que soit la méthode utilisée (multiples ou flux futurs actualisés DCF), des hypothèses doivent être retenues (croissance, profitabilité, risque, etc. dans le calcul des flux financiers) ou des choix doivent être faits (choisir le multiple de référence pour la valorisation ou la constitution d’un échantillon d’entreprise comparable par exemple). De ce fait, la valeur estimée est une information souvent biaisée par l’intérêt de celle/celui qui la calcule !

Dans une opération d’acquisition d’une entreprise, le prix annoncé est supposé représenter la somme de deux entités : la valeur de l’entreprise achetée (LinkedIn), et la valeur des synergies attendues suite la fusion/intégration de la cible (LinkedIn) dans le business model de l’acquéreur (Microsoft).

Notons par ailleurs que l’identification et la valorisation des synergies demeure une des étapes les plus compliquées dans ce processus ! D’autant plus que le succès d’une telle transaction sera mesuré par la capacité de l’acquéreur (Microsoft) à pouvoir réaliser ces synergies identifiées sans dépasser l’horizon temporel prévu durant le due diligence.

En ce qui concerne la valeur de l’entreprise achetée, on peut supposer qu’il s’agit de son prix observé sur le marché. Il est courant dans ce type de transaction de se référer à la moyenne de la capitalisation boursière sur une période récente (souvent sur les 3-6 derniers mois). Dans le cas de LinkedIn, il s’agit d’environ 145 USD par action sur les six derniers mois. Il nous reste donc à justifier la différence (qui représente la valeur des synergies) !

Le calcul de la valeur des synergies est un défi dans cette transaction. Les indicateurs avancés par Microsoft pour justifier cette décision sont tous sauf financiers… Donc, la tâche est plus difficile que prévu mais pas impossible. Certains analystes sur le marché évoquent une économie (savings) directe réalisable valant environ 150 millions USD par an suite à cette transaction pour Microsoft. Est-ce que le montant avancé peut expliquer la différence entre le prix payé (196 USD) et la valeur de LinkedIn (145 USD) ?

La réponse est non ! Puisqu’un simple calcul de perpétuité basée sur une rente de 150 millions USD avec un taux de rendement attendu environ 8 % (Moyenne sectorielle) ne représente que 1,9 milliard USD. Aswath Damodaran (professeur de finance à NYU–Stern) et un des spécialistes de la valorisation des entreprises a estimé récemment une valeur de l’action de LinkedIn.

Il avait valorisé l’action pour 104 USD en utilisant les flux futurs actualisés et sans tenir compte des synergies. En ajoutant l’option (acquisition de l’entreprise par un prédateur, et qui est le cas actuel avec Microsoft) et en prévoyant une amélioration de la croissance de ses revenus (25 % sur les 10 prochaines années) et de sa marge opérationnelle (18 % au lieu de -5 % actuelle), il avait trouvé une valeur de l’action d’environ 112 USD (soit environ un peu plus 15 milliards USD en total et donc très loin des 26,2 milliards) !

Sur cette base, il est plausible de constater que Microsoft a surévalué LinkedIn. Cependant, le constat peut s’inverser si l’outil/méthode de valorisation change et si on change de parti pris.

Une évaluation contestée

Suite à de cette opération, un fameux cabinet d’avocat d’affaires américains Johnson & Weaver LLP connu pour des procès « class action ou recours collectif », a annoncé son intention de lancer une investigation sur cette transaction. Le cabinet conteste le prix final (196 USD) et le considère inférieur au plusieurs estimations/prix cibles (target price) de certains analystes sur le marché new-yorkais (une moyenne de 225 USD par action). D’autant que la fourchette hausse atteinte par l’action de LinkedIn sur les 12 derniers mois avoisine les 258 USD. Si donc vous êtes actionnaires de LinkedIn, et vous estimez que LinkedIn a bradé votre action, vous êtes invités à contacter le cabinet en question !

Depuis la fin des années 1990, et malgré le fameux crash boursier en 2001, certains experts justifient les valeurs astronomiques des entreprises technologiques par une inadéquation des méthodes de valorisation traditionnelles (multiple du chiffre d’affaires (EV/revenue), ou celui du résultat net (PER), les flux futurs actualisés (DCF), etc.). Ils ont souvent tendance à proposer des outils spécifiques à cette industrie à l’instar des indicateurs utilisés par Microsoft dans son annonce (valeur par utilisateur, valeur par page visionnée, valeur par nombre de visiteurs mensuels, etc.).

Dans cette logique, si on divise la valeur payée par Microsoft, c’est-à-dire les 26,2 milliards USD, par le nombre d’utilisateurs de LinkedIn, c’est-à-dire les 443 millions d’utilisateurs (confirmé et validé par Microsoft), on se trouve avec un prix par utilisateur de 59 USD. Ce dernier est par exemple inférieur à celui de Facebook (actuellement environ 200 USD par utilisateur, calculé sur la base de la capitalisation boursière de Facebook et divisé par le nombre d’utilisateurs).

Magie ! Le Wizard de LinkedIn en 2006. Adriano Gasparri/Flickr, CC BY-SA

En d’autres termes, si on retient par exemple 100 USD par utilisateur, la valeur de LinkedIn devrait être donc 44,3 milliards USD (100 * 443 millions) alors que le prix payé par Microsoft n’est que 26,2 milliards ! C’est une raison supplémentaire pour inciter les actionnaires de LinkedIn à contacter rapidement le cabinet évoqué précédemment.

Sauf que le recours à ces « nouveaux » outils de valorisation est une arme à double tranchant. Si on refait le calcul sur la base de nombre de membres accédant une fois par mois (105 millions) – indicateur avancé par Microsoft dans le communiqué officiel, et on applique la valeur moyenne de 100 USD par utilisateur, Microsoft ne devrait pas payer plus de 10,5 milliards USD pour l’achat de LinkedIn !

C’est ainsi au tour de l’actionnaire de Microsoft de lancer un class action contre la direction de son entreprise ! Quant à l’actionnaire de LinkedIn, il a intérêt à valider l’offre de Microsoft pour éviter une fin similaire à celle de l’actionnariat de Yahoo. Cette dernière a refusé en 2008 une offre d’acquisition de Microsoft pour un montant de 44 milliards USD en se justifiant par le fait que le géant de l’informatique sous-valorisait Yahoo. Sauf qu’actuellement, la capitalisation boursière de Yahoo varie autour d’une moyenne de 3 milliards USD ! L’entreprise a perdu plus de 90 % de sa valeur.

Une meilleure compréhension du business model

Au-delà des différentes valeurs avancées dans cet article et du prix officiel de la transaction, il demeure indispensable de mener une analyse du modèle économique de LinkedIn conjointement avec une analyse financière et stratégique de deux entités afin de mieux comprendre le prix payé par Microsoft.

Par exemple, LinkedIn est un leader de son secteur, avec un modèle financier particulièrement différent dans un secteur où la principale source de revenus est la publicité. Alors que les revenus de LinkedIn sont à plus de 80 % en provenance des frais d’abonnement versés par ses utilisateurs, les 20 % restants sont générés par la publicité (imaginer le potentiel comparé à d’autres réseaux sociaux). C’est un avantage important dans ce secteur !

Microsoft a peut-être surpayé LinkedIn mais cette dernière possède des options/perspectives à exploiter ! C’est à travers ces hypothèses et ces scénarios qu’une justification (ou non) partielle ou même totale du prix avancé par Microsoft est possible.

Enfin, la valeur d’une entreprise High-tech est un pari sur le futur dont personne ne détient les clés. Investir signifie donc croire le storytelling auteur du business model de l’entreprise et surtout accepter de prendre un risque considérable dans un secteur où l’innovation permanente a réduit largement le cycle de vie des produits et des services offerts et par conséquent la survie d’une entreprise.

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