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Passeport tamponné et billets d'avion
Certains sont qualifiés d’“expatriés”, d'autres de “migrants” : jusqu'au vocabulaire, la liberté de circulation a deux vitesses. ConvertKit / Unsplash

Migration : comment se distribue le privilège de libre circulation ?

« Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Cette phrase semble relever d’un slogan idéaliste. Elle est pourtant consacrée dans notre droit : il s’agit de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Pourtant, si la quasi-totalité des États garantit cette liberté fondamentale à leurs citoyens, ils contrôlent tous l’entrée et le séjour des étrangers sur leurs territoires. De ce fait, l’article 13 garantit uniquement le droit d’émigrer de son pays, mais pas celui d’immigrer dans un autre pays comme le souligne le chercheur spécialiste des migrations internationales Antoine Pécaud qui précise ainsi que la Déclaration se serait arrêtée « à mi-chemin » – le premier aspect de la migration, le droit de partir, n’a pas été complété par son second aspect qui est celui d’entrer.

En conséquence, nous ne sommes pas tous égaux en matière de droit à la liberté de circulation dans le monde. Ce dernier est en effet tributaire d’un nombre important de facteurs, comme les pays de naissance, les nationalités mais aussi les législations et certains privilèges ou mécanismes qui en découlent.

Les mieux instruits émigrent davantage

L’une de mes études a montré que les personnes issues des pays du Sud non-diplômées de l’enseignement supérieur émigrent moins vers le Nord que leurs compatriotes qui sont titulaires d’un diplôme du supérieur.

Ainsi, pour les personnes les mieux instruites nées en Afrique subsaharienne, la probabilité de s’expatrier dans un des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est 37 fois supérieure que pour leurs compatriotes moins instruits, et ce, en raison de politiques d’immigration sélectives.

À l’inverse, le fait d’être équipé d’un diplôme du supérieur ne représente pas un avantage pour l’émigration des citoyens des pays développés en général, et des Européens en particulier.

Taux d’expatriation vers 20 pays de l’OCDE par origine et niveau d’étude, situation en 2010. Source : Brücker, Capuano et Marfouk, calculs de l’auteur

Une fracture entre pays riches et moins riches

Un grand nombre de pays riches offre à ses citoyens la libre circulation. Celle-ci leur donne la possibilité de voyager, de s’établir et de travailler dans d’autres États. L’Union européenne (UE) représente l’espace le plus abouti dans ce domaine.

En contraste, les possibilités pour les citoyens des pays moins riches d’émigrer dans d’autre pays ou de simplement voyager à l’étranger sont très limitées. Le détenteur d’un passeport français n’a besoin d’aucun visa ni au préalable ni à l’arrivée pour franchir les frontières de 128 pays, contre quatre pays seulement pour le détenteur d’un passeport afghan. En général, les citoyens des pays moins favorisés sont contraints à la sédentarité.

Lien entre le niveau de développement des pays et le nombre de pays que le détenteur du passeport peut visiter sans visa
Source : Banque mondiale pour le produit intérieur brut par habitant en parité de pouvoir d’achat ; classement Henley des passeports pour le nombre de pays que le détenteur du passeport peut visiter sans visa et calculs de l’auteur.

Des frontières faites de barbelés

Les pays riches dressent par ailleurs ce qui peut s’assimiler à véritables forteresses pour décourager les demandeurs d’asile et les migrants jugés « indésirables » : l’Autriche, la Bulgarie, l’Espagne, la France, la Grèce, la Hongrie, la Pologne et d’autres pays ont construit le long de leurs frontières des barrières physiques.

En empêchant des hommes et des femmes qui fuient la pauvreté, les conflits armés et les violations des droits fondamentaux de franchir les frontières de façon légale, la politique de fermeture des frontières les obligent à effectuer des voyages plus dangereux, au péril de leur vie. Selon les statistiques publiées par l’Organisation des migrations internationales (OIM), entre 2014 et 2022, 52 691 migrants sont décédés au cours de leur migration vers une destination internationale.

Décès sur les routes migratoires. Ces chiffres sous-estiment l’ensemble des vies humaines perdues car la plupart des décès des candidats à la migration ne sont pas répertoriés. Source : OIM.

Si les frontières sont bien réelles pour les demandeurs d’asile et les migrants « indésirables », elles sont quasi inexistantes pour les mieux lotis, les candidats à la migration au capital économique, social et culturel plus fourni.

Des frontières cousues de fil d’or

Nombre de pays ont en effet mis en place des programmes qui offrent aux personnes étrangères nanties et aux membres de leur proche famille la possibilité d’obtenir un permis de résidence si elles investissent dans l’économie locale. Ces visas, parfois littéralement intitulés « visas dorés », sont notamment proposés par les Émirats arabes unis, la Turquie, ou, sous conditions, par le Canada et les États-Unis.

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« Acheter » une citoyenneté, ce qu’on nomme « passeport doré » est également possible dans certains pays sans être obligé de suivre un parcours d’intégration, d’avoir un entretien et de fournir une preuve de connaissance linguistique – et il n’est même pas toujours obligatoire d’être présent pour l’obtenir. En contrepartie d’une contribution financière aux caisses de l’État ou d’un investissement (par exemple, l’acquisition d’un bien immobilier), des pays comme Antigua-et-Barbuda ou la Dominique « offrent » la citoyenneté.

Note : La liste des pays n’est pas exhaustive. L’Autriche, le Cambodge et les Samoas ont aussi des programmes de citoyenneté par investissement. Le gouvernement albanais envisage d’en ouvrir un. Tableau élaboré par l’auteur à partir de différentes sources consultées le 20 février 2023 : Henley & Partners, Reach Immigration Egypt, Moldova Citizenship-by-Investment, Citizenship Invest

Un marché controversé

Des pays européens participent également à ce marché. En 2022, la Commission européenne a attaqué Malte devant la Cour de justice de l’UE en raison de son programme de citoyenneté par investissement. Malte est le seul pays de l’UE à proposer un passeport doré (en contrepartie d’un investissement d’un peu plus d’un million d’euros). Mais cette évolution est récente : jusqu’en 2022, on pouvait également obtenir un passeport bulgare en investissant au moins 500 000 euros ou, jusqu’en 2020, un passeport chypriote contre un peu plus de deux millions d’euros.

Selon le Parlement européen, entre 2011 et 2019, l’UE a accueilli au moins 130 000 nouveaux résidents et citoyens européens à travers des programmes de passeports ou parfois des visas dorés. Cela a généré plus 21,8 milliards d’euros de recettes pour les pays concernés.

Des risques et des inégalités criantes

Ces programmes suscitent cependant plusieurs inquiétudes car ils présentent des risques notamment en matière de sécurité, de fraude fiscale, de corruption et de blanchissement d’argent. L’OCDE a ainsi publié une liste de juridictions où ces deux derniers risques sont élevés.

Le Parlement européen et la Commission européenne ont récemment alerté sur ce phénomène et appellent à une réglementation plus stricte des visas dorés au sein de l’UE. Parmi les pays concernés, le Portugal, qui devrait prochainement supprimer ce type de mécanisme qui a permis depuis 2012 d’accorder 12 000 visas spéciaux « dont la moitié à des investisseurs chinois, mais aussi de nombreux Brésiliens et Américains ».

Au-delà de ces mécanismes controversés, s’ils sont légaux sur le papier, les programmes de citoyenneté et de résidence par investissement sont discutables d’un point de vue éthique en ce qu’ils génèrent comme inégalités criantes en termes de droit à la libre circulation.

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