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Moi, non-moi et religions : dialogue entre un biologiste et un philosophe

« La danseuse de cordes s'accompagne avec ses ombres », de Man Ray (1916). Haka004/Flickr

Deux professeurs de l’Université de Lorraine nous ont fait parvenir cette conversation : elle développe le point de vue d’un biologiste sur les questions du moi, du non-moi, de la métempsycose et des religions, et la réponse du philosophe.


Proposition de Jean-Pierre Jacquot

Le seul moment où l’on bénéficie d’un enseignement en philosophie dans le système éducatif français est en classe de terminale quand on atteint un âge qui théoriquement doit varier entre 17 et 18 ans. Malheureusement à cet âge j’étais beaucoup plus intéressé par les jambes et la poitrine de mes camarades de classe que par Hegel ou Kant… Mon professeur de philosophie était toutefois un Monsieur fort aimable et courtois avec une caractéristique physique très particulière : il possédait de très grandes oreilles, une particularité qui nous intéressait énormément (nous ne savions pas à cette époque de notre vie que les oreilles croissent de façon continue avec l’âge ce qui indiquait qu’il était en fait déjà passablement âgé).

Pour les étudiants qui se destinent à une filière scientifique la philosophie n’est pas véritablement un sujet majeur et nous n’écoutions le plus souvent que d’une oreille (courte celle-là car nous étions jeunes à l’époque). De plus notre professeur parlait d’une façon un peu monocorde et il a pu arriver malheureusement que nous nous ennuyions ferme lors de certains de ces cours. Cependant en une occasion au moins il a capté notre attention et notre imaginaire et ce fut lorsqu’il discourut à propos du moi et du non-moi.

A ce jour, je me souviens de façon encore très intense des termes qu’il employa pour étayer sa démonstration et je pourrais les répéter quasi in extenso quelque 45 ans plus tard. L’argument était le suivant : lorsque je vais aux toilettes et que je fais pipi et caca, ces deux composants étaient moi il y a un bref instant et suite à cette opération ces déchets sont devenus non-moi. Chacun sait comment on les considère ensuite… Mais ce qui vient de devenir du non-moi était moi il y a quelques instants et je le considérais alors de façon fort différente alors que ce sont les mêmes produits ! Stupéfiant !


Perceptions du moi et du non-moi

De fait nous fûmes véritablement impressionnés par cet argument parce qu’il est extrêmement simple (sinon légèrement basique), mais aussi parce qu’il sonne extrêmement vrai. Il en résulte que le moi est perçu comme bon et le non-moi plutôt comme mauvais ou menaçant. J’ai rapporté cette anecdote à un certain nombre de mes collègues professeurs en biologie et l’un d’entre eux fut si impressionné qu’il se définit depuis comme mon non-moi. Je ne suis pas sûr qu’il ait compris exactement le concept, mais étant donné son merveilleux sens de l’humour je pense que si. Par courtoisie je me définis depuis comme son non-lui.

Mais que peut donc nous expliquer la biologie à propos du moi et du non-moi et comment cela peut-il nous mener à parler de la métempsycose et des religions ? J’ai fait de la recherche sur la photosynthèse pendant plus de 40 ans, étudiant en particulier la fixation du dioxyde de carbone par les plantes. De plus, depuis maintenant une vingtaine d’années, j’enseigne la biologie et la biochimie des plantes au niveau universitaire.

Mon enseignement porte essentiellement sur la photosynthèse dans les chloroplastes et sur la respiration dans les mitochondries de cellules végétales ou animales. Pour le résumer simplement, dans le processus photosynthétique les plantes combinent du dioxyde de carbone et de l’eau pour créer des sucres et elles libèrent de l’oxygène et en revanche dans le processus respiratoire les sucres sont dégradés en présence d’oxygène pour produire du dioxyde de carbone et de l’eau. Les deux réactions se déroulent en sens inverse en utilisant les mêmes réactifs/produits suivant l’équation détaillée ci-dessous :

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Ces considérations biochimiques conduisent à une constatation très simple : lorsque je respire à côté d’une plante je consomme l’oxygène qu’elle a libéré et en échange je lui procure du dioxyde de carbone qu’elle va utiliser pour synthétiser ses sucres. Il s’ensuit que le dioxyde de carbone qui était moi il y a un instant est maintenant partie intégrante de la plante et que l’oxygène qui vient de plante a été transformé en eau dans mon corps puis intégré dans des molécules plus complexes générées par le métabolisme humain. Donc en termes de moi et de non-moi, une partie de ce qui est maintenant la plante était moi il y a un instant et vice versa. Simple, mais aussi renversant n’est-ce pas ?

L’argument peut en fait être étendu à toute la nutrition : si je mange du poisson de la viande des carottes ou du pain ce qui était il y a un instant du saumon, une vache, une carotte ou du blé est maintenant devenu moi. A l’inverse lorsque j’ai fait les ajustements nécessités par mon métabolisme, c’est-à-dire uriner et déféquer, ces composants qui étaient moi vont ensuite être réassimilés par les bactéries et les plantes (n’avons-nous pas utilisé le fumier et le purin comme fertilisants naturels pendant des millénaires ?).


Nous ne sommes que concepts

Ces considérations simples conduisent au concept suivant : quoique les êtres humains, les animaux, les plantes et même les micro-organismes aient l’apparence d’entités bien définies, en réalité elles ne sont que des illusions car tous ces organismes s’échangent continuellement avec leur milieu extérieur au travers des cycles nutritifs. Il s’ensuit que le moi et le non-moi sont biologiquement des notions floues ce que mon enseignant en philosophie avait déjà largement subodoré. En quelque sorte nous ne sommes que des illusions, des concepts. Si j’avais été moins intéressé par les jeunes filles et davantage par la philosophie lors de cette année de lycée, j’aurais sans doute retenu le nom de ces philosophes grecs et autres qui ont proposé que le monde n’est qu’illusion.

Biologiquement cette proposition a un sens… Il y a une chanson de Joni Mitchell dans laquelle l’une des rimes est « We are stardust, we are golden… ». Sommes-nous dorés, je ne le sais pas, mais sommes-nous tous issus de poussière d’étoiles et en échange continuel avec notre milieu que ce soit avec des plantes, des animaux ou des micro-organismes du sol, de notre peau ou présents dans notre corps, la réponse du biologiste est clairement oui. En réalité nous sommes tellement des illusions d’un individu qu’on estime que le corps humain comporte plus de cellules procaryotiques (bactéries) que de cellules eucaryotiques (les nôtres propres), la plupart étant localisées dans l’intestin.

Où tout cela nous mène-t-il en termes de métempsycose et de religion ? La métempsycose est une croyance qui postule qu’après la mort les âmes peuvent être transférées d’un individu à un autre qu’il soit un être humain ou éventuellement un animal ou une plante. Je ne sais pas si les âmes existent réellement, mais la biologie me dit que oui nous nous transformons continuellement en plantes en micro-organismes en un processus similaire à la métempsycose que l’on pourrait peut-être appeler métempsomatose puisqu’il ne fait pas intervenir la notion d’âme, mais seulement la matière (soma étant à peu près équivalent à matière). De cette façon, oui je crois en la métempsycose/métempsomatose.


Ce que proposent les religions

Qu’en est-il des religions ? L’aspect le plus rassurant des religions n’est-il pas de réconforter l’homme en lui promettant la vie éternelle face à ses angoisses métaphysiques en face de la mort ? Incidemment cette question est purement théorique et abstraite quand on a 18 ans, l’âge d’étudier la philosophie, mais elle devient beaucoup plus prégnante quand on vieillit, ne devrait-on pas se focaliser sur la philosophie essentiellement au cours du troisième âge ? Ce que la biologie me dit à propos de la mort c’est qu’elle sera l’ultime réinvention de moi-même que je vais enfin m’échanger complètement avec mon environnement et participer à la création de nouveaux êtres vivants de toute catégorie.

Sean/Flickr, CC BY-ND

Cela n’est-il pas suffisamment réconfortant ? A-t-on véritablement besoin d’un Dieu pour se rassurer ? Il semble bien que la réponse soit oui pour certaines personnes, mais pour d’autres l’idée d’être complètement recyclés dans l’au-delà peut peut-être être suffisante pour calmer les anxiétés, en quelque sorte nous sommes tous immortels. Finalement le message à retenir pourrait être le suivant : « lorsque l’illusion qui a été moi disparaîtra ne soyez pas tristes mes amis je serai toujours autour de vous dans les arbres, dans les fleurs, dans les prairies dans les vaches qui les broutent, dans les oiseaux dans le ciel et même en l’illusion de vous pour partie ».


La réponse de Roger Pouivet

Jean-Pierre Jacquot et moi sommes tous deux professeurs à l’Université de Lorraine, lui de biologie et moi de philosophie. La devise de cette université est « Faire dialoguer les savoirs, c’est innover ». Un beau programme à tenter d’illustrer. On verra que ce n’est pas si facile, et que l’interdisciplinarité, tant vantée, peut se heurter à la réalité des savoirs, pas si aisément fongibles qu’on ne le dit.

Résumons l’argument de Jean-Pierre Jacquot. Par leur métabolisme, les organismes vivants assimilent leur environnement et y rejettent des éléments. Une entité vivante assimile ce qu’elle n’est pas et devient autre chose.

« Si je mange du poisson, de la viande, des carottes ou du pain, ce qui était il y a un instant du saumon, une vache, une carotte ou du blé, est maintenant devenu Moi ».

Et,

« lorsque j’ai fait les ajustements nécessités par mon métabolisme, c’est-à-dire uriner et déféquer, ces composants qui étaient moi vont ensuite être assimilés par les bactéries et les plantes (n’avons-nous pas utilisé le fumier et le purin comme fertilisants naturels pendant des millénaires ?) ».

Dès lors,

« quoique les êtres humains, les animaux, les plantes et même les micro-organismes aient l’apparence d’entités bien définies, en réalité elles ne sont que des illusions, car tous ces organismes s’échangent continuellement avec leur milieu extérieur au travers des cycles nutritifs ».

De faits biologiques, Jean-Pierre Jacquot passe à une conclusion au sujet du « moi ». Il serait une illusion, nous est-il expliqué. Et si nous n’existons pas comme des entités définies, la survie après la mort n’est guère aussi qu’une illusion consolatrice.

Le constat biologique conduirait ainsi à une belle leçon de philosophie, au sujet de ce que nous sommes et des fausses prétentions religieuses. Pourtant, je suis loin d’être convaincu par l’argument. Surtout, je m’interroge sur la possibilité d’en tirer les conséquences existentielles que Jean-Pierre Jacquot suggère.


Stabilité des êtres vivants

Qu’un organisme biologique assimile des éléments de son environnement et rejette des éléments qu’il produit est une observation banale. La biologie la formule en ces termes et l’explique. Est-ce une raison d’en conclure qu’il n’existe pas d’être vivant à l’identité stable ? La réponse est positive seulement si un organisme ne peut changer tout en restant le même. Pourquoi serait-ce impossible ou improbable ? S’il grossit ou maigrit, un lapin reste ce qu’il est, tout en changeant. Non seulement il reste un lapin, mais il est toujours, par exemple, Jeannot, un certain lapin. Qu’il ait mangé une carotte ne fait pas de Jeannot autre chose que ce qu’il était, et de ce qu’il sera, un lapin et ce lapin précis jusqu’à son décès ou son ingestion par de fins gourmets. Jeannot s’est approprié des éléments nutritifs. Une autre façon de le dire : il est essentiellement le même et seules des propriétés contingentes – qu’il peut acquérir ou perdre sans cesser d’être ce qu’il est – sont modifiées. Même un complet renouvellement cellulaire d’un être vivant, surtout graduel, n’entraîne pas la perte de l’identité.

Le métabolisme, contrairement à ce que suggère Jean-Pierre Jacquot, peut être interprété comme l’indice de la stabilité (ontologique, pour employer un grand mot) des êtres vivants, plutôt que de l’évanescence de toutes choses.

Et le moi, alors ? Est-ce une illusion ? Il a souvent été identifié à la conscience. C’est elle, et non le corps, qui assurerait l’identité d’une personne humaine à travers le temps. Certains dualistes pensent que la conscience, en particulier mémorielle, survivrait à un changement de corps. L’article de Jean-Pierre Jacquot évoque le souvenir d’un cours de philosophie, il y a des années. C’est son souvenir, non pas celui d’un être qu’il n’est plus. Suivre un cours supposait déjà une certaine continuité mentale. Malgré ce qu’il affirme, mon collègue présuppose tout au long de son article l’identité personnelle qu’il entend contester. Je soupçonne qu’il n’en doute pas réellement.

Peut-être sur le ton de la plaisanterie, Jean-Pierre Jacquot dit aussi que des morceaux de son moi seront dans les choses (et lesquelles, si rien n’a une identité stable ?) après sa mort. Si l’identité à travers le temps était une illusion, le moi aurait-il des morceaux qu’il laisse derrière lui ? (Et Lui, c’est qui ou quoi ?) Il me semble y avoir ici non pas un problème biologique, en réalité, mais logique, et plus exactement méréologique(la logique des touts et des parties).


Questions métaphysiques

Je ne suis toutefois pas tenté de défendre la thèse que l’identité d’une personne tient à son moi conscient, celle qui fut exposée par John Locke au XVIIe siècle. À mon sens, l’identité numérique (être tel ou tel individu) d’une personne humaine est matérielle. Comme un changement de rétroviseur ne fait pas qu’on a une autre voiture, et une tache sur un pull un autre vêtement, l’amateur de carotte reste le même après qu’il en a mangé une. Nous avons une carrière existentielle, en quelque sorte, et pas seulement professionnelle, de notre naissance, voire avant, jusqu’à la mort. Et encore après, s’il y a une résurrection des corps – ce qui, je le reconnais, ne fait pas l’unanimité.

Un être vivant peut-il rester le même à travers le temps, tout en changeant ? Pour le dire, il faut analyser ce qu’est un être vivant et ce en quoi consiste de rester le même. Et poser encore d’autres questions. Un être vivant possède-t-il une nature assurant son identité ? Est-il tout entier présent à chacune de ces phases temporelles ? Ou bien, un être vivant est-il étalé dans le temps ? La survie après la mort est-ce seulement celle d’une partie du moi, et alors le corps serait contingent pour notre identité ? Ou est-ce l’identité physique qui assure celle de la personne humaine, et non un moi conscient ? Ce sont là des questions métaphysiques qui méritent, j’espère au moins l’avoir suggéré, une discussion plus approfondie.

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