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Vapoter, est-ce crapoter ? Pexels, CC BY

Objets cultes : la cigarette électronique

Voir du sens là où beaucoup ne voient que des choses : tel était le credo de Roland Barthes. Dans ses « Mythologies », recueil de 53 textes paru au milieu des années 1950, le sémiologue observe à la loupe le rapport des Français au steak frites, au catch ou aux jouets en plastique. Pour lui, les objets et les grands rendez-vous populaires révèlent à merveille l’esprit et les affects d’une époque.

La cigarette électronique a le vent en poupe. Venue de Chine, elle s’est installée dans le paysage français en 2005. Aujourd’hui, on s’interroge sur les codes liés à ce nouvel usage social et sur l’imaginaire qui émerge de sa fumée parfumée.


Aux antipodes de la cigarette classique

Du côté de la cigarette classique, on joue littéralement avec le feu. Tandis que la vapoteuse, elle, suppose l’utilisation d’un liquide : on convoque l’élément opposé.

Et puis, la « clope » se partage. On la « taxe », on donne du feu, on prête son briquet ou ses allumettes. On « tire une taffe » sur la cigarette de l’autre. La cigarette – dont il ne s’agit pas ici de faire l’éloge – crée de la connivence et offre des prétextes aux interactions. Mais une e-cigarette, en revanche, pas question de la prêter, et pas besoin de solliciter les autres pour l’allumer. Par définition, elle est individualiste.

L’industrie cinématographique – à commencer par Hollywood – a beaucoup œuvré à produire un imaginaire à la fois glamour, viril et sensuel de la cigarette. Un imaginaire transgressif, tout en ostentation, savamment entretenu par le marketing. On pense à Marlene Dietrich, à John Wayne, ou aux protagonistes d’In the mood for love de Wong Kar-Wai.

Difficile d’imaginer obtenir le même effet avec une vapoteuse !

Car vapoter, c’est souvent se cacher dans son écharpe, ou se tourner à l’opposé de son interlocuteur pour aspirer une bouffée, un peu piteux, pas certain d’avoir le droit de le faire. Quand on a fini, on range vite son gadget dans une poche. L’objet, avec son look de clé USB géante, n’a rien de sensuel, et n’est pas associé à une idée de virilité ou de glamour comme pouvait l’être la cigarette.

Un objet « neutre »

La vapoteuse, objet technologique, est non genrée – ou alors, si elle a un genre, c’est celui du « geek », donc plutôt masculin.

Sa temporalité diffère également de celle de la cigarette : pas de début ni de fin, puisqu’avec le bouton on/off, on arrête quand on veut – en théorie.

Cette cigarette électronique renvoie tout de même à un monde imaginaire, celui de la science-fiction. C’est l’homme augmenté, le cyborg qui charge son e-cigarette et semble aspirer des molécules électroniques à travers un tube métallique et glacial. Ici, pas de braises, pas de volutes.

Pour remédier à cette froideur, et tenter aussi d’en faire un objet moins impersonnel, on customise les parfums du liquide et là, on passe du cyborg à l’enfant : quoi de plus régressif que ces parfums de fruits ou de bonbons ? La vapoteuse revêt alors des allures de jouet, comme si on « fumait pour de faux ».

Une pharmacopée

Évidemment, la cigarette électronique revêt symboliquement une dimension thérapeutique, puisqu’elle est censée permettre d’arrêter la nicotine et l’addiction à la cigarette. Un univers pharmaceutique qui nous éloigne encore un peu plus de la dimension glamour et transgressive associée à la cigarette, dont elle devient l’antidote !

Le vocabulaire autour de l’e-cigarette, dicté par le marketing, est encore en construction. Au sens propre et au sens figuré, les termes e-cigarette ou e-liquide insistent sur l’aspect branché de l’objet, sa dimension technologique. Mais si j’emploie le terme de vapoteuse ou de vaporette, l’objet devient mignon, inoffensif.

La cigarette électronique a une autre spécificité : elle est dotée d’une petite fenêtre qui permet de contrôler le niveau du liquide, un peu comme ces montres qui dévoilent leur mécanisme. Une autre façon de s’opposer à l’opacité de la cigarette classique – la transparence, ici, se veut vertueuse. Mais comme il n’y a plus de transgression, quel intérêt à se montrer en train de fumer ?

Un objet transitionnel ?

La cigarette a été pour des générations un rite de passage à l’adolescence, voire à l’âge adulte. Aujourd’hui, l’addiction à la cigarette a régressé, mais nous sommes très dépendants de nos objets technologiques, à commencer par nos smartphones.

La cigarette électronique s’inscrit dans cette mouvance de « solutionnisme technologique » du XXIe siècle, avec la vocation, peut-être, de disparaître dans un nuage de fumée, précisément parce qu’elle aura produit une dernière génération de fumeurs qui ont appris à se sevrer grâce à elle.


Read more: Podcast « Objets cultes » : La cigarette électronique


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