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Une assemblée de personnes brandissent leur mandat électoral
Le 28 février 2024, à Tiraspol, les députés de la république sécessionniste moldave de Transnistrie votent à main levée pour demander l’aide de la Russie. AFP

Pourquoi le domino transnistrien ne tombera pas

Le 28 février dernier, Vadim Krasnoselski, le dirigeant de la Transnistrie, a convoqué à Tiraspol, la principale ville transnistrienne, un Congrès « des représentants de tous les niveaux » pour discuter des répercussions de l’introduction de droits de douane sur les entreprises transnistriennes, alléguant une potentielle aggravation de la situation socio-économique de cette région moldave contrôlée depuis le début des années 1990 par des séparatistes largement soutenus par Moscou.

L’appel à la protection de la Russie lancé par les participants au Congrès, et leur dénonciation de la « strangulation économique » dont le territoire séparatiste fait selon eux l’objet, ont fait craindre le pire – à savoir au moins une intégration officielle de la Transnistrie à la Russie, voire l’ouverture d’un nouveau front – à bon nombre d’observateurs et de médias internationaux.

La relative sérénité de la Moldavie

Loin du tumulte informationnel international, les réactions sur la scène intérieure moldave ont été beaucoup plus mesurées.

Valeriu Pașa, président de l’un des principaux groupes de réflexion à Chisinau, Watchdog, a suggéré que ce Congrès tenait avant tout d’une manœuvre visant à influencer l’opinion publique transnistrienne. Selon le vice-premier ministre moldave en charge de la réintégration, Oleg Serebrian, « Tiraspol évite de se positionner de quelque manière que ce soit, balançant acrobatiquement entre Moscou, Kiev et Chisinau. Ce que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que Tiraspol ne veut pas être impliqué dans ce conflit. En particulier l’administration. Le monde des affaires, tout comme la population, n’est décidément pas favorable à la guerre. Je n’ai rencontré personne sur la rive gauche qui ait déclaré soutenir la guerre. »

Indéniablement, cette perception a été renforcée par l’absence de mention de la Transnistrie dans l’adresse annuelle du président russe Vladimir Poutine à l’Assemblée fédérale, prononcée le 29 février – un silence interprété en Moldavie comme une réticence de Moscou à intégrer la région dans la Fédération de Russie.

Ce contraste entre la crainte d’une escalade imminente et le calme relatif qui règne sur le terrain soulève des questions cruciales sur notre compréhension et notre interprétation des événements en jeu. Il met en lumière les limites de la métaphore du domino, souvent utilisée pour expliquer et anticiper les dynamiques conflictuelles, mais qui induit des erreurs d’analyse et de perspectives dans la gestion du conflit transnistrien dans le contexte de la guerre en Ukraine.

À quoi sert la métaphore du domino ?

Depuis février 2022, l’hypothèse de l’extension de la guerre en Ukraine revient régulièrement : si ce pays tombe, alors d’autres États de la région deviendront inévitablement une cible pour le Kremlin. Nulle place ne paraît plus indiquée que la Moldavie, pays voisin de l’Ukraine et également frontalier de la Roumanie, et dont la présidente, Maia Sandu, défie ouvertement la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine.

La Transnistrie, qui appartient de jure à la Moldavie, échappe au contrôle de Chisinau depuis près de trente ans. Peter Hermes Furian/Shutterstock

En quelques mots, la métaphore du domino conjugue un effet de contagion (la première chute déclenche une réaction en chaîne du fait de la proximité géographique) ; une croyance dans la stabilité régionale (la chute d’un pays clé peut perturber l’équilibre régional) ; et la perception d’une influence idéologique particulière (la propagation d’une influence idéologique peut attirer des partisans dans d’autres pays et orienter le débat politique interne, comme le communisme par le passé). En d’autres termes, la théorie du domino en géopolitique est une métaphore qui suggère que si un pays ou une région tombe sous l’influence d’une idéologie ou d’un régime, cela pourrait entraîner une série de chutes similaires dans les pays voisins, de la même manière que des dominos s’effondrent les uns après les autres lorsqu’ils sont poussés.

Cette approche, déjà présente chez le président américain Harry Truman pour justifier le soutien des États-Unis aux gouvernements de la Grèce et de la Turquie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a été formulée explicitement en avril 1954 par son successeur Dwight Eisenhower, lors d’une conférence de presse durant laquelle il commentait l’évolution de la guerre d’Indochine :

« Vous avez mis en place une rangée de dominos ; une fois que vous renversez le premier, il est certain que le dernier tombera très rapidement. Vous pourriez donc avoir un début de désintégration qui aurait les influences les plus profondes… »

Cette perspective a eu un impact majeur sur la pensée stratégique américaine pendant la guerre froide, avec plusieurs incarnations. Les politologues Robert Jervis et Jack Snyder en font même « le concept central d’organisation derrière la stratégie américaine de l’endiguement » dans leur ouvrage Dominoes and Bandwagon. Selon les défenseurs de la théorie des dominos, si l’Union soviétique gagnait dans un État du « Tiers monde », alors les autres États du voisinage tomberaient à leur tour aux mains de l’URSS. Récemment, parmi d’autres, Brandon Temple, officier de l’armée de l’air servant d’agent de liaison législatif à la Chambre des représentants, ou le chercheur Mark Episkopos, ont observé – pour le déplorer – le retour de ces anciens cadres stratégiques à l’occasion de la guerre en Ukraine.

Revenant à la Transnistrie, ce schéma semble simple d’application : la mobilisation des « représentants de tous les niveaux » est similaire à l’enchaînement observé en Ukraine au début de la guerre de 2014, avec l’épisode de l’annexion de la Crimée puis la proclamation des prétendues indépendances des « Républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk. C’est notamment au nom de la protection de ces deux pseudo-États que la Russie avait attaqué l’Ukraine en février 2022.

Pourquoi cette métaphore ne s’applique-t-elle pas à la Transnistrie ?

Si le Congrès réuni par Krasnoselski s’est déroulé comme prévu, force est de constater que l’appel à la Russie lancé à son issue n’a pas eu de conséquences, et que le domino transnistrien n’est pas tombé à cette occasion. Il convient de souligner, dès lors, les limites de cette métaphore.

De fait, dès le début des années 1960, la théorie des dominos a fait l’objet de critiques lui reprochant de ne pas prendre en compte un certain nombre de paramètres ; en la matière, il faut reconnaître que les métaphores façonnent nos perceptions, renforcent certains de nos biais et masquent parfois la complexité du réel, ce qui expose leurs limites. Hans Morgenthau, l’un des fondateurs de l’école des réalistes classiques, s’est lui-même opposé pour cette raison à l’implication grandissante des États-Unis au Vietnam dans un article resté célèbre paru dans le New York Times Magazine en avril 1965.

Précisément, on peut résumer ainsi les principales critiques visant cette théorie : une insuffisante prise en compte des facteurs internes, des dynamiques politiques, économiques et sociales locales ; l’oubli du fait que des relations bilatérales et multilatérales entre les pays peuvent jouer un rôle crucial dans la façon dont les événements se déroulent et sont perçus ; le constat que la force des institutions politiques, économiques et sociales d’un pays peut déterminer sa capacité à résister aux pressions externes et à maintenir sa stabilité ; en outre, l’intervention et l’influence des acteurs externes, tels que les puissances régionales et mondiales, peuvent avoir un impact significatif sur l’évolution des événements ; enfin, les différences culturelles et historiques entre les pays peuvent influencer la manière dont les idées et les événements sont perçus et interprétés.

Dans la pratique, il convient de revenir aux fondamentaux du conflit en question. Certes, on peut légitimement avancer que la résolution adoptée en sept points par Tiraspol fin février 2024 vise à fournir au Kremlin des justifications pour un large éventail d’actions possibles d’escalade contre la Moldavie. C’est la raison pour laquelle l’UE avait mis en place dès 2023 une mission civile de partenariat, afin de lutter contre les menaces hybrides en provenance de Russie. Toutefois, il existe une myriade de possibilités à travers lesquelles la Russie peut influencer le jeu politique à Chisinau, en cette année d’élection présidentielle, en octobre et novembre. La présidente Maïa Sandu, qui se représentera, tentera également à cette occasion de faire passer un référendum en faveur de l’intégration européenne.

S’il existe un mimétisme avec la reprise des guerres de Géorgie (août 2008) et d’Ukraine (depuis février 2022), il convient d’observer une différence majeure : il n’y a pas de continuité territoriale entre la Russie et la Transnistrie. La Fédération de Russie n’est ni en mesure de contrôler la frontière entre la Transnistrie et l’Ukraine, ni d’y envoyer des armes pour soutenir un effort de guerre, ni de relayer les troupes présentes sur place (1500 gardiens de la paix plus quelques milliers de forces locales) dont le potentiel militaire est par ailleurs limité. Ni la Transnistrie ni la Moldavie, qui ne se sont plus affrontées militairement depuis près de trente ans, n’envisage une sortie de ce conflit par les armes, ne serait-ce que parce que ni l’une ni l’autre ne souhaite que leurs territoires deviennent des champs de bataille comparables à ceux du Donbass.

En d’autres termes, si la Moldavie a besoin, plus que par le passé et de manière décisive, de l’aide européenne pour faire face aux risques de déstabilisation en provenance de Russie, il n’est pas certain que la reprise du conflit transnistrien soit le risque le plus imminent. Toutefois, la situation changerait bien sûr radicalement si la Russie devait effectuer des progrès importants sur le front Sud de l’Ukraine, dans la région d’Odessa : la ville ne se trouve qu’à une centaine de kilomètres de Tiraspol…

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