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Prendre en compte la conviction religieuse dans l’entreprise : ce que dit le droit

Un membre du syndicat CGT prie dans le parking de son entreprise PSA Peugeot le 15 décembre 2011, à Aulnay-sous-Bois. JACQUES DEMARTHON / AFP

Un employeur peut-il licencier une salariée, ingénieure informatique, refusant d’enlever son voile lorsqu’elle travaille chez un client opposé au port de ce signe religieux dans son entreprise ?

Dans son arrêt du 22 novembre 2017 (et à la suite de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne), la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé

« qu’il appartient à l’employeur de rechercher si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, il lui est possible de proposer à la salariée un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement ».

La haute juridiction n’a-t-elle pas ouvert la voie aux ajustements de la norme lorsque l’application de celle-ci au cas concret pose question au regard du respect d’une liberté (ici la liberté de religion), suscite un conflit de valeurs ou de normes, risque d’engendrer une discrimination ?

À cet égard, et bien que les faits de l’affaire Leyla Sahin soient bien éloignés du monde de l’entreprise puisqu’était concernée une jeune étudiante en médecine turque qui refusait d’enlever son voile à l’université, l’opinion dissidente de la juge Tulkens dans ce litige a gardé toute sa pertinence et doit être rappelée :

« Dans une société démocratique, je pense qu’il faut chercher à accorder – et non à opposer – les principes de laïcité, d’égalité et de liberté. »

Mais comment accorder ? Dans certaines situations, plusieurs droits fondamentaux se confrontent : droit à l’égalité, principe de non-discrimination et droit à la liberté de religion, sont étroitement enchâssés, dans un rapport ambigu de répulsion et d’attirance. L’opposition est parfois frontale entre système légaliste et mise en balance des intérêts.

L’articulation de l’impératif juridique et de l’impératif religieux

L’articulation de l’impératif juridique et de l’impératif religieux peut susciter des tensions dont la résolution réside dans une mise en balance des intérêts, une pesée de ceux-ci, aboutissant non point à un renoncement ou à un recul de la norme positive au profit de la norme religieuse, (ou l’inverse) mais davantage à une prise en compte de la liberté de religion en tant qu’elle est une liberté fondamentale grâce à une adaptation de la règle de droit.

S’agit-il alors de transplanter en France et plus largement en Europe cette notion venue d’outre-Atlantique connue sous le nom d’« accommodement raisonnable » comme le soulèvent Manon Montpetit et Stéphane Bernatchez ?

Pas vraiment : parfois abusivement utilisée dans les discours publics, l’obligation d’accommodement raisonnable, qui est le corollaire du droit à l’égalité, est une construction de la jurisprudence afin d’assurer la mise en œuvre d’une « égalité réelle » plutôt que formelle.

Néanmoins, la simplicité de l’expression cache une évolution et une réalité complexes, sujettes à controverse.

Adapter la norme commune ?

En Europe, la problématique tenant à l’adaptation de la norme commune pour satisfaire la liberté de religion a également trouvé un écho à travers des concepts voisins ou distincts : principe de proportionnalité, concordance pratique.

Au premier chef, le principe de proportionnalité. Celui-ci occupe une place cardinale dans le raisonnement juridique toutes les fois qu’il s’agit d’apprécier la licéité d’une action ou d’une abstention au regard des normes protectrices des droits et libertés fondamentaux.

Par exemple, dans l’affaire Eweida et autres c. La Cour européenne a dû mettre en balance les droits des requérants et les intérêts légitimes de leurs employeurs.

En l’espèce, les requérants soutenaient que le droit national n’avait pas adéquatement protégé leur droit de manifester leur religion. Les deux premières requérantes se plaignaient en particulier de restrictions par leurs employeurs au port visible par elles d’une croix à leur cou. Concernant la première requérante, la Cour a conclu que les autorités n’avaient pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le désir de la requérante de manifester sa foi et de pouvoir la communiquer à autrui et, d’autre part, le souhait de son employeur de véhiculer une certaine image de marque (quelle que soit par ailleurs la légitimité de cet objectif).

Comme l’accommodement raisonnable, le principe de proportionnalité est a priori d’une simplicité confondante dans sa compréhension et son maniement. Introduisant de la souplesse dans la règle de droit, en ce qu’il permet une application différenciée de celle-ci et respectueuse des droits fondamentaux, le principe de proportionnalité semble paré de toutes les vertus. Néanmoins, une analyse plus fine du principe en révèle les limites.

Concordance pratique

Parmi les techniques juridiques permettant d’appréhender les conflits entre droits fondamentaux, on ne peut manquer d’évoquer la notion de « praktische Konkordanz » ou concordance pratique, issue du droit constitutionnel allemand (voir l’article de Bernhard Kresse).

Cette notion qui s’inscrit dans une logique de conciliation optimale, est traditionnellement mobilisée par la doctrine allemande pour résoudre les conflits de droits fondamentaux. Celle-ci insiste sur le fait que lorsque deux droits fondamentaux sont en conflit, aucun d’entre eux n’a vocation à se voir a priori sacrifié au profit de l’autre.

Les deux droits en concurrence se doivent des concessions réciproques. Les deux aspects de la liberté de religion – celle des organisations religieuses et celle des individus – font l’objet d’une protection éminente en Allemagne.

Nul besoin ici de déroger à la norme générale de droit civil : la mise en balance des intérêts antagonistes permet de résoudre les conflits de valeurs, « dans une concordance pratique des valeurs en cause ».

La critique des solutions au cas par cas

Cette démarche d’ajustement ou d’aménagement de la norme au cas particulier soulève cependant aussi interrogations, résistances et critiques. Elle orienterait la gestion du droit vers des solutions particulières au cas par cas ou « sur mesure ». Cette approche « casuistique » réduirait la sécurité juridique, elle pourrait conduire à un effritement de la norme commune (voir l’article de Frédéric Dieu sur ce sujet).

En France, particulièrement, les principes constitutionnels de laïcité et d’égalité semblent s’opposer aux adaptations de la norme commune, mais la jurisprudence tout en nuances est réceptive à la satisfaction des demandes liées aux exigences religieuses.

Ainsi, le juge administratif estime-t-il désormais que

« les principes de laïcité et de neutralité auxquels est soumis le service public ne font pas, par eux-mêmes, obstacle à ce que, en l’absence de nécessité se rapportant à son organisation ou son fonctionnement, les usagers du service public facultatif de la restauration scolaire se voient offrir un choix leur permettant de bénéficier d’un menu équilibré sans avoir à consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses ou philosophiques ».

En d’autres termes, comme le souligne Frédéric Dieu, il n’est plus possible de s’abriter derrière la norme commune que constituent les principes de laïcité et de neutralité du service public pour refuser ce type d’exigence.

Et que dire encore de la pratique de la circoncision rituelle, largement répandue, souvent effectuée en milieu hospitalier et pourtant, heurtant frontalement certaines dispositions juridiques d’ordre public ?

Le choix des stratégies d’intégration

Comment articuler l’injonction paradoxale consistant à prôner d’un côté des politiques de valorisation de la diversité, de lutter contre la discrimination et à exiger de l’autre une forme d’invisibilité religieuse (voir l’article de Jeanne Pawella sur ce point) au travail ?

Le thème de l’accommodement ou de l’ajustement de la norme positive soulève des questions politiques et sociales qui concernent le traitement des minorités et le choix des stratégies d’intégration par les pouvoirs publics.

Les règles communes peuvent être « accommodées » pour faciliter leur participation dans le respect de leurs traditions propres. Cette démarche ou logique de conciliation, de concertation était déjà prônée dans le guide édité par le ministère du Travail en janvier 2017 sur le fait religieux en entreprise e.

Dans son préambule, le guide définit l’entreprise en ces termes :

« L’entreprise a une finalité économique mais elle est également un lieu de socialisation, de discussions, d’interactions, voire parfois de confrontation puisque le salarié y est aussi un individu avec son histoire, ses convictions, sa culture, ses croyances ou sa non-croyance. »

Et poursuivant, pour préciser ses objectifs, il est écrit que

« Ce guide […] apporte, en second lieu, des réponses à des cas concrets tout en suggérant les attitudes permettant de favoriser la recherche de solutions consensuelles. Dans tous les cas, pour assurer une vie collective apaisée et harmonieuse, la tolérance et le respect mutuels doivent présider à cette recherche. »

L’ajustement des normes prend place dans une politique de pluralisme culturel et de respect de la diversité.

Toutefois, l’accommodement ou l’ajustement ne constitue pas un droit absolu : toute personne ou groupe concerné de manière défavorable par une mesure générale ne peut prétendre à un accommodement.

Quelle que soit la technique juridique utilisée ou la voie privilégiée, qui très souvent du reste se combinent, et même si le croyant ne saurait s’affranchir de la règle commune au nom de sa liberté de religion, l’effectivité de celle-ci et sa reconnaissance pleine et entière supposent des ajustements raisonnables du droit commun.


Cet article est issu de l’introduction du numéro Revue du droit des religions « Convictions religieuses et ajustements de la norme » (juillet 2019), co-dirigé par l’auteure.

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