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Décors de toiture de la cour de marbre (Versailles) Flickr / Jean-Pierre Dalbéra

Quand les institutions culturelles françaises lèvent des fonds aux États-Unis

Le 15 avril 2019, les Parisiens, les Français, le monde entier ont les yeux rivés sur la Cathédrale de Notre-Dame de Paris, en flammes. Des centaines de pompiers sont à l’œuvre pour tenter de sauver ce symbole du patrimoine culturel français. Face à cette tragédie, les dons affluent, des entreprises, des grandes fortunes, des organismes publics français, mais également de l’international, notamment des États-Unis – presque 900 millions de promesses de dons au total.

Or, peu de gens le savent mais en 2016 avait déjà été créée, par l’archevêque et le diocèse de Paris, une association, les (American) Friends of Notre-Dame, qui permettait de lever des fonds aux États-Unis afin d’aider à la restauration du monument.

Les nombreux American Friends des institutions culturelles françaises

De très nombreuses institutions culturelles françaises ont créé leur association d’American Friends, du Musée du Louvre au Château de Versailles, en passant par l’Opéra de Paris ou le Château de Compiègne. Ce phénomène est aujourd’hui en pleine expansion.

Si les premières associations datent des années 1980, elles connaissent, depuis les années 2010, un essor très important, au lendemain de la crise économique de 2008 mais surtout suite aux coupes budgétaires de ces dernières années, notamment dans le domaine de la culture. Le budget du ministère de la Culture n’a cessé de baisser entre 2012 et 2015 passant de 7,5 milliards à 7 milliards et même s’il connaît une certaine remontée ces dernières années, les dotations des institutions culturelles sont plutôt à la baisse. Cette intensification concerne également nos voisins européens, qui multiplient, eux aussi, les associations d’Amis américains – on peut penser à la création récente des American Friends du Liceu Opera ou du Museo del Prado.

Que sont les American Friends ? Ce sont des organisations américaines qui bénéficient du statut de 501(c)3, qui permet à des Américains de faire des dons à des institutions étrangères, tout en bénéficiant de déductions fiscales aux États-Unis. Il existe environ 2 000 associations d’American Friends, pour de nombreux pays (la France, le Royaume-Uni, Israël, l’Australie, l’Inde, etc.) et des institutions dans des domaines très divers (culture, santé, éducation, etc.).

La mission de ces associations est de lever des fonds pour l’institution à laquelle elles sont rattachées et elles organisent pour cela des événements et des activités (dîners, galas, conférences, visites, voyages) dans le pays donateur et le pays récipiendaire (aux États-Unis et en France dans ce cas précis).

De droit américain, mais rattachées à une institution française, ces associations sont des structures à cheval entre la France et les États-Unis et vont donc se trouver dans une double dépendance. En effet, elles sont, d’un côté, dépendantes du statut de 501(c)3, qui s’accompagne d’un certain nombre de règles à respecter, sous peine de voir son statut être révoqué (ce qui arrive à certaines). Elles sont, d’un autre côté, dépendantes de l’institution pour laquelle elles lèvent des fonds car il y a un prêt d’image, de nom, et donc de réputation. L’un des défis de ces associations est donc de parvenir à représenter tout autant les intérêts des mécènes américains auprès des institutions françaises que ceux des institutions françaises auprès des mécènes américains.

Le rôle clé du capital social dans les levées de fonds

L’un des éléments clés de la levée de fonds de ces associations – et même de la levée de fonds plus généralement – est le capital social : sans réseau, sans contacts, impossible de trouver des donateurs. D’ailleurs la sociabilité des élites américaines est marquée par les événements philanthropiques (et notamment les galas) qui reposent beaucoup sur la pression sociale : les personnes demandent à leurs amis de donner aux causes qu’ils soutiennent, et celles-ci leur demanderont en retour de soutenir leurs causes (« fundraising as friendraising »).

Les associations d’Amis américains fonctionnent tout autant selon ce principe, qui crée un réseau en cercles concentriques : les membres du Board (Conseil d’Administration) demandent à leurs amis de faire des dons à leur organisation, et ces amis demandent à leurs amis, qui demandent à leurs amis, créant un réseau d’interconnaissance dense, et un certain entre-soi.

Des difficultés à lever des fonds pour les American Friends ?

Dans ce travail de levée de fonds qui est le leur, les responsables des associations d’Amis américains disent avoir du mal à collecter des fonds, surtout lorsqu’ils se comparent aux institutions américaines de même taille et prestige. Effectivement, si les American Friends du Musée du Louvre ou du Musée d’Orsay ont des donateurs américains très importants et prestigieux, qui sont aussi souvent donateurs du Metropolitan Museum ou du MoMA, les dons qu’ils reçoivent sont moins conséquents.

Ces grandes fortunes, qui peuvent parfois faire des dons de plusieurs millions aux institutions américaines, font rarement des dons à 5 chiffres aux institutions étrangères. De manière globale, les fonds levés par les American Friends des institutions culturelles françaises vont d’une centaine de milliers d’euros par an pour les plus petites à quelques millions pour les plus importantes (elles dépassent rarement les 10 millions).

Cette difficulté à lever des fonds serait due, en partie, à la distance physique et symbolique de l’institution. En effet, comment promouvoir une institution quand celle-ci se trouve à des milliers de kilomètres et que l’on n’a pas de lieu pour organiser des événements ?

Mais cette difficulté à lever des fonds serait due également à un manque de légitimité de ces associations qui sont très critiquées, notamment parce qu’il s’agit d’une philanthropie transnationale qui se caractérise par trois particularités : il s’agit du domaine culturel (alors qu’une majorité des dons transnationaux sont consacrés à l’humanitaire, au sens large du terme) ; il s’agit d’une philanthropie à sens unique – l’argent ne circule que des États-Unis vers la France et non l’inverse – et entre deux pays développés (les États-Unis, la France). Certains se demandent d’ailleurs pourquoi il n’existe pas de « French Friends » du MoMA ?

La stratégie des American Friends : miser sur le capital symbolique

Pour dépasser cette difficulté, les associations d’Amis américains vont mettre en œuvre une stratégie : miser sur le capital symbolique, c’est-à-dire qu’elles vont offrir une reconnaissance et un prestige bien supérieurs à ceux offerts par les institutions américaines à don équivalent. Les dons aux American Friends vont ainsi représenter un « bon investissement » : si vous donnez 10 000 dollars au Musée d’Orsay, vous allez pouvoir participer à des événements très prestigieux, être invité à dîner à l’Élysée ou faire une visite privée de l’Assemblée nationale. Or si vous donnez 10 000 dollars au Metropolitan Museum de New York, vous ne serez pas reçu à la Maison Blanche pour autant.

Les American Friends, soutenus par les acteurs étatiques français (hommes politiques, diplomates, acteurs culturels, etc.), vont donc déployer tous les ors de la République française pour attirer les mécènes américains, particulièrement sensibles à ces marques de distinction (événements prestigieux, attribution de décorations, etc.) – ce que les institutions culturelles américaines vont dénoncer comme pratiques « déloyales ».

Les effets de la philanthropie américaine sur le monde culturel français

Le développement de cette philanthropie américaine au sein des institutions culturelles françaises n’est pas sans conséquence sur celles-ci et sur le monde culturel français plus largement. En effet, les acteurs culturels doivent adapter leurs pratiques, voient leur légitimité parfois questionnée et leurs métiers évoluer – comme les conservateurs, qui deviennent aussi des fundraisers.

« Nos chers amis américains » est paru en 2019 aux éditions PUF.

En outre, face au rôle croissant des mécènes au sein des institutions et à leurs exigences de plus en plus importantes, les responsables des institutions cherchent à garder la main et tentent de définir des lignes à ne pas franchir, bricolant en fonction des cas et des situations. Ces conséquences s’inscrivent dans des transformations déjà en cours dans la fonction publique, où les acteurs et les logiques économiques prennent une importance croissante, menant à des reconfigurations public-privé.

Si ces « biens communs » (la culture, l’éducation, la santé, etc.) avaient, à l’origine, une visée universelle (permettre à tous et à chacun d’y avoir accès), ils semblent aujourd’hui de plus en plus réservés à une élite, posant ainsi la question de leur rôle – et de celui de la philanthropie – dans les sociétés démocratiques.

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