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Retour sur une année disciplinaire à l’Assemblée nationale : les députés ont-ils perdu la raison ?

La Vice-Présidente de l'Assemblée nationale et membre du groupe LFI  Caroline Fiat brandit le règlement de l'Assemblée nationale durant une session parlementaire, le 14 février 2023.
La Vice-Présidente de l'Assemblée nationale et membre du groupe LFI Caroline Fiat brandit le règlement de l'Assemblée nationale durant une session parlementaire, le 14 février 2023. Ludovic Marin/AFP

Le 16 mars 2023, dans le contexte tendu de la réforme des retraites, de nombreux députés brandissent dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale une pancarte « 64 ans, c’est non » à l’occasion de l’une des applications du célèbre article 49 alinéa 3 de la Constitution. Tous ces députés feront l’objet d’une sanction disciplinaire.

Depuis les élections législatives intervenues après la réélection d’Emmanuel Macron en mai 2022, le parlement est devenu un Janus à deux visages : le Sénat semble participer paisiblement à l’élaboration de la loi alors que l’Assemblée nationale ressemble à un lieu de tumultes donnant parfois à l’hémicycle du Palais Bourbon les airs d’une cour de récréation.


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Comme à l’école, les sanctions disciplinaires doivent alors parfois être prises afin de maintenir l’ordre dans le chahut.

S’il n’est pas nouveau qu’une sanction soit prise par l’Assemblée nationale contre l’un de ses députés, il faut toutefois insister sur la particularité de la situation actuelle découlant à la fois de la fréquence et de la nature des sanctions prononcées depuis les élections législatives de 2022.

Des sanctions de plus en plus fréquentes

Leur fréquence d’abord : la Présidence et le Bureau de l’Assemblée nationale ont été amenés à prononcer un nombre inédit de sanctions disciplinaires à l’encontre d’un ou plusieurs députés en l’espace d’un peu plus d’une année.

Du point de vue de leur nature ensuite : ces mesures disciplinaires sont diverses mais ont abouti à deux sanctions d’une particulière gravité consistant à des exclusions temporaires prononcées respectivement pour des paroles et la diffusion d’un tweet ayant tous les deux provoqué une scène tumultueuse dans l’hémicycle.

Au-delà de ces deux exemples, toutes les sanctions visent le comportement d’un ou plusieurs députés. On retrouve pêle-mêle et sans exhaustivité un député insultant un de ses collègues ; un autre député procédant à un enregistrement streaming de la séance sur la plate-forme Twitch ou encore un député ne respectant pas les règles de communication fixées par l’Assemblée à l’occasion de la diffusion d’un reportage télévisé.

Ces situations de tension, parfois insolites, parfois graves, renvoient à des enjeux profonds qu’il apparaît important de mettre en exergue. Derrière le fait d’actualité, relayé par les médias, se jouent l’autorité et la légitimité de l’Assemblée nationale.

Une discipline nécessaire des députés

Dans toute institution, la bonne tenue des débats exige une discipline : le débat n’est pas l’invective. L’Assemblée nationale n’échappe pas à la règle, et ce pour deux raisons.

En premier lieu, à l’Assemblée, la discipline est d’autant plus nécessaire que les députés, au regard de leur statut, jouissent d’une irresponsabilité dans l’exercice de leurs fonctions. Cette protection statutaire, prévue par la Constitution (article 26), est une conséquence du principe de la séparation des pouvoirs. Ce dernier implique que le parlementaire « ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ».

Si dans le cadre de ses fonctions, le député échappe à tout contrôle (en particulier d’un juge), les débats ne peuvent se tenir sans cadre : des règles collectives pour débattre sont nécessaires. L’instauration de règles disciplinaires ménage alors la chèvre de la séparation des pouvoirs et le chou de la bonne tenue des débats : ce n’est ni le pouvoir exécutif (le Gouvernement) ni l’autorité judiciaire qui vont assurer la discipline des députés, mais l’Assemblée nationale elle-même dans son règlement.


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Le chapitre XIV de ce règlement intitulé « Discipline, immunité et déontologie » met en place un système disciplinaire autonome. Son article 70 énumère exhaustivement les motifs justifiant l’adoption d’une mesure disciplinaire. L’article 72 indique les autorités compétentes pour adopter ces sanctions. Selon sa gravité, la sanction sera prononcée soit par la Présidence de l’Assemblée, par le Bureau de l’Assemblée ou par l’ensemble des députés.

En second lieu, le contexte politique de majorité relative favorise le recours à des sanctions disciplinaires. En effet, en ne disposant pas de plus de la moitié des 577 sièges de l’Assemblée nationale, le groupe de la majorité – le groupe « Renaissance » – n’est pas en situation de majorité absolue. Les oppositions sont dès lors en position de force pour exprimer leurs revendications. Ce contexte politique est ainsi propice à la survenance de tensions particulièrement fortes dans l’hémicycle pouvant aboutir à la tenue de propos qu’il convient de limiter pour garantir la sérénité des débats.

Une discipline complexe des députés

Nécessaire, l’instauration de règles disciplinaires à l’Assemblée nationale n’en est pas pour autant aisée.

Le principe de la séparation des pouvoirs implique l’impossible contrôle de l’organe chargé de prendre la sanction disciplinaire. Dans la plupart des ordres professionnels dans lesquels des sanctions disciplinaires peuvent être prononcées, à l’instar de l’ordre des médecins ou des avocats, la sanction infligée à un de ses membres pourra être contrôlée par un juge, en particulier administratif.

Concernant l’Assemblée nationale, ces sanctions ne peuvent être contrôlées (comme le relève une décision du Conseil d’État en ce sens). Cette absence de contrôle fragilise l’acceptation des sanctions par les députés qui peuvent, avec plus ou moins de mauvaise foi, contester la partialité politique des sanctions prononcées par des organes politiques. Ainsi, à propos d’une sanction aboutissant à l’exclusion temporaire d’un député pour avoir provoqué une scène tumultueuse après avoir prononcé les mots « qu’il retourne en Afrique », certains membres du groupe politique du député sanctionné affirmaient qu’il s’agissait d’une « procédure où on est jugé par nos adversaires politiques ».

Une juridicisation de la procédure disciplinaire ?

Ce soupçon omniprésent de partialité est la principale difficulté à laquelle est confrontée la fonction disciplinaire à l’Assemblée (le fameux « c’est une décision politique »). Afin d’écarter ce soupçon, certains députés ont proposé d’encadrer davantage la procédure disciplinaire en vue de renforcer son impartialité. À l’instar de ce qui existe pour tout ordre professionnel, l’instauration d’une procédure contradictoire respectée par un organe collégial permettrait à coup sûr de renforcer l’impartialité de la sanction. L’objectif serait ainsi de juridiciser la discipline de l’Assemblée.

La Première Ministre Elisabeth Borne écoute le secrétaire d’état en charge des relations avec le Parlement Franck Riester lors d’une session le avril 2023. Christophe Archambault/AFP

Néanmoins, dans le contexte particulier d’une assemblée parlementaire, cette solution prend la forme d’un pis-aller. Les députés sont des acteurs politiques qui disposent d’une protection statutaire nécessaire pour garantir leur pleine liberté d’expression et de vote au sein de l’hémicycle. L’instauration d’une procédure juridique lourde et contraignante aboutirait à limiter cette liberté et appesantir les débats autour de considérations futiles : la sanction appliquée à un député s’adressant à un de ses collègues en employant le mot « ta gueule » doit-elle être plus faible que la sanction infligée à un autre député qualifiant un ministre de « lâche » ?

En se concentrant sur ces comptes d’apothicaires, la juridicisation de la procédure disciplinaire ne ferait pas taire les critiques sur l’existence d’un possible « deux poids deux mesures », mais conduirait, au contraire, à davantage les exprimer et fragiliserait encore plus l’institution parlementaire.


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Le primat de la responsabilité collective des députés

Alors comment assurer la discipline à l’Assemblée sans se voir opposer l’existence d’un « deux poids deux mesures » ?

In fine, en l’absence de possibles recours à un juge pour contrôler la sanction, la dimension politique de la sanction disciplinaire est inévitable. Seulement, cette dimension politique n’implique pas nécessairement la partialité de la sanction.

D’un point de vue statistique, si les sanctions semblent avoir été majoritairement infligées à des députés de l’opposition (Nupes et Rassemblement National), il n’en demeure pas moins que la majorité a pu être également concernée.

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Les vice-présidents, dont certains représentent les groupes d’opposition Nupes et RN, ont d’ailleurs aussi prononcé des sanctions disciplinaires (V. par ex. respectivement pour les groupes Nupes et RN, la 3ᵉ séance du 16 mars 2023 et la 1ère séance du 13 février 2023). L’adoption d’une sanction disciplinaire ne relève pas d’une logique partisane, mais institutionnelle. Il ne s’agit pas de protéger un parti politique (celui de la majorité) mais l’autorité de l’institution (l’Assemblée nationale) dont la seule raison d’être est celle de débattre sereinement.

Au fond, la solution pour l’Assemblée nationale est la même que pour toute institution : son bon fonctionnement exige que les personnes qui la composent, malgré leurs divergences politiques profondes, jouent le jeu de la délibération.

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