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Russie : après la « Constitution Eltsine », la « Constitution Poutine » ?

Le quatrième mandat présidentiel de Vladimir Poutine expire en 2024. L'un des amendements qui viennent d'être adoptés à la Constitution l'autorise à se présenter encore deux fois au maximum, ce qui pourrait lui permettre de rester au pouvoir jusqu'en 2036. Sergei Ilnitsky/Pool/AFP

À peine la Constitution russe adoptée en décembre 1993 venait-elle de fêter ses 26 ans que le président Poutine proposait le 15 janvier 2020, à l’occasion de son discours à l’Assemblée fédérale, d’y apporter une série d’amendements significatifs. Une fois l’effet de surprise passé – cette annonce s’était aussi accompagnée du départ de Dmitri Medvedev remplacé au poste de premier ministre par Mikhaïl Michoustine –, la réforme, telle qu’entrée en vigueur le 4 juillet 2020, soulève autant d’interrogations qu’elle apporte de réponses.

Comment expliquer ce timing ? Au vu de son ampleur – un tiers de la Constitution a été modifié –, la réforme ne conduirait-elle pas in fine à l’adoption d’une nouvelle Constitution ? Au-delà, quel est l’avenir constitutionnel de la Russie ?

Que changent les amendements de 2020 ?

La Constitution russe de 1993 est née – rappelons-le – dans un contexte bien spécifique : celui de l’affrontement entre le président Boris Eltsine et le Parlement de l’époque.

Cette bataille politique s’est achevée par la victoire du camp présidentiel, acquise par le recours à la force et le bombardement de la Maison Blanche (alors siège du Parlement russe), qui a fait près de 200 morts. La bataille constituante qui s’est déroulée en parallèle s’est soldée, quant à elle, par la soumission au référendum du projet de Constitution rédigé par la commission présidentielle créée et pilotée par Eltsine.

Analysée comme une Constitution de vainqueur, la Constitution de 1993 a instauré un système politique clairement marqué par la prééminence du président de la Fédération de Russie, institution considérée comme « au-dessus des autres pouvoirs » (exécutif, législatif et judiciaire). Le système des pouvoirs en a été largement déséquilibré, le Parlement ne disposant pratiquement d’aucun pouvoir de contrôle tandis que le président a constitutionnellement le dernier mot dans bien des cas. Ainsi, le gouvernement peut faire l’objet d’un vote de défiance de la part de la Douma (la Chambre basse du Parlement bicaméral, équivalent de l’Assemblée nationale française), mais si le président n’est pas d’accord et la Chambre basse réitère sa défiance, le président la dissout.

Vladimir Poutine, alors premier ministre, s’exprime lors d’une réunion marquant le 80e anniversaire de la naissance de Boris Eltsine, le premier président de la Fédération de Russie, au Théâtre du Bolchoï à Moscou, le 1ᵉʳ février 2011. Mikhail Klimenyev/AFP

La réforme constitutionnelle initiée par Vladimir Poutine en 2020 s’inscrit dans un contexte politique fort différent de celui de 1993. Le président en exercice est, en effet, soutenu par une large majorité au Parlement. Le gouvernement est acquis à sa cause et la Cour constitutionnelle, dernier contre-pouvoir potentiel, continue sa mission de protection des droits fondamentaux dans une logique de préservation de la souveraineté étatique qui l’a conduite à s’opposer assez ouvertement à la Cour européenne des droits de l’homme dont la Russie a reconnu la juridiction obligatoire au moment de son adhésion au Conseil de l’Europe. Enfin, le mandat actuel de Vladimir Poutine, entamé en 2018, court jusqu’en 2024. Le système semble donc sous contrôle.

Dès lors, comment expliquer la nécessité, en 2020 d’une réforme majeure qui modifie 46 articles et contraste ainsi, par son ampleur, avec les trois autres révisions ponctuelles qui l’ont précédée (en 2008, puis en juillet et août 2014) ? Plusieurs pistes peuvent être envisagées.

Tout d’abord, sur le plan social, plusieurs amendements visent à répondre à certaines attentes du peuple russe, dans un contexte qui a vu la grogne sociale se développer, notamment lors de la réforme des retraites en 2018. C’est le cas du nouvel article 75.6, consacrant une indexation annuelle des retraites, ou encore de l’article 75.7 sur la garantie d’une protection sociale obligatoire et d’une indexation des prestations sociales.

Ensuite, sur le plan sociétal, les dispositions identitaires qui sont introduites dans la Constitution reflètent la tonalité des discours et de la politique menée par Vladimir Poutine, mettant en avant la famille, la défense de la Patrie et les valeurs de la Russie par opposition aux valeurs de l’Occident.

Si ces dispositions sont dénoncées par l’opposition et ne reçoivent pas le soutien des jeunes, elles sont cependant approuvées par les générations qui ont connu l’URSS. Et ce sont principalement ces deux aspects sociaux et sociétaux qui ont été au centre de la propagande électorale, menée notamment par les jeunes « Bénévoles de la Constitution », ambassadeurs de la réforme, qualifiés de « principaux héros des changements » sur leur site officiel.

Mais il ne faudrait évidemment pas oublier le volet politique de la réforme qui, loin de se réduire à la question du mandat présidentiel, constitue en réalité la face immergée de l’iceberg. La révision de 2020 pourrait ainsi être une solution pour stabiliser le présent, préparer l’avenir et faire perdurer le système mis en place par Vladimir Poutine… au-delà de ses mandats. Cela vaut aussi bien pour la nature du régime politique que pour la forme fédérale de l’État puisqu’un nouvel article 67.21 interdit tout retour en arrière pour la Crimée et ferme la porte à toute velléité sécessionniste.

Une révision d’ampleur mais dans la continuité constitutionnelle

La révision constitutionnelle de 2020 ne conduit cependant pas à un changement de Constitution en tant que tel. Alors que le discours présidentiel de janvier avait laissé entrapercevoir une évolution du régime dans le sens d’une revalorisation du Parlement, l’essai, au final, n’est pas transformé.

Certaines avancées sont toutefois à souligner en matière de contrôle parlementaire. Désormais, c’est la Douma qui confirme les candidats aux fonctions de premier ministre et de ministres fédéraux (art. 103.1), le président ne pouvant les refuser. Rappelons que, précédemment, une décision de la Cour constitutionnelle de 1998 ouvrait la voie à la possibilité d’une dissolution de la Douma par le président si les députés rejetaient trois fois de suite le même candidat présenté par le chef de l’État pour le poste de premier ministre.

En outre, la Chambre haute du Parlement (le Conseil de la Fédération) se voit confier un pouvoir de contrôle : elle sera consultée sur les candidatures proposées par le président aux postes de dirigeants des départements dits de « force » (défense, sécurité, intérieur et affaires étrangères). Également, en complément de la révision de 2008 qui avait introduit l’envoi par le gouvernement à la Douma de rapports d’activité annuels, il est désormais prévu l’envoi de rapports annuels de la Banque centrale de Russie.

Pour autant, la réforme n’est pas synonyme d’un véritable rééquilibrage des institutions. Au contraire, l’institution présidentielle se trouve renforcée – un objectif que Vladimir Poutine n’avait pas caché en janvier en soulignant que la Russie devait « rester une république présidentielle forte ».

Vladimir Poutine à la tribune de la Douma d’État à Moscou le 10 mars 2020. Alexey Nikolsky/AFP

Le chapitre 4 de la Constitution relatif au président de la Fédération de Russie est ainsi réécrit et intègre près d’une vingtaine de nouvelles attributions, dont certaines qui étaient jusque-là prévues par la loi mais n’étaient pas inscrites dans la Loi fondamentale.

Ainsi, le président « assure la direction générale du gouvernement ». Il détient de nouveaux pouvoirs de nomination qui ne sont pas anodins : entre autres, il nomme et révoque les dirigeants des organes fédéraux en charge de la défense, sécurité, intérieur, justice et affaires étrangères (même s’il doit au préalable, nous l’avons dit, consulter le Conseil de la Fédération) ; il propose au Conseil de la Fédération les candidats à la présidence et à la vice-présidence de la Cour constitutionnelle qui étaient jusqu’en 2009 élus par leurs pairs (depuis 2009, ils étaient nommés par le Conseil de la Fédération sur proposition du président, mais ce n’était prévu que par la loi constitutionnelle fédérale et non pas la Constitution), ainsi qu’à la présidence et vice-présidence de la Cour suprême.

Il nomme également le procureur général, ses adjoints et les procureurs des entités fédérées, ce qui était précédemment du ressort du Conseil de la Fédération. Il forme le Conseil de sécurité et le Conseil d’État, organe qui intègre la Constitution alors qu’il était régi jusqu’alors par un décret présidentiel et qui voit ses fonctions de coordination de la politique intérieure et extérieure complétées par celle de la détermination des orientations prioritaires du développement socio-économique de l’État. Enfin, il nomme jusqu’à 30 sénateurs (dont 7 peuvent être nommés à vie), contre 17 précédemment (le Conseil de la Fédération compte désormais 170 sénateurs + les 30 au maximum nommés par le président + les anciens présidents de la Fédération de Russie).

Entre l’esprit, la lettre et la pratique : l’avenir constitutionnel incertain de la Russie

Quel avenir nous prédit pour la Russie cette Constitution dans sa rédaction de 2020 ? En réalité, le champ des possibles reste ouvert.

L’institution présidentielle dispose clairement des outils nécessaires pour verrouiller le système, puisque les liens de dépendance entre le président, le Parlement et la Cour constitutionnelle sont accrus. Mais elle pourrait également utiliser ces instruments d’une manière démocratique. Aussi, décrypter la réforme constitutionnelle à la seule lumière poutinienne reviendrait à passer à côté de ses enjeux – en tout cas sur le long terme – car les présidents passent mais les Constitutions restent… Une même Constitution peut avoir un destin détaché de son auteur, lui survivre et engendrer des régimes politiques aux visages différents. L’exemple français de la Constitution de la Ve République l’a parfaitement montré – même si, bien sûr, le contexte politique n’avait rien de comparable avec le contexte russe.

La Constitution russe de 2020 porte un certain projet politique et social. Mais il y a la lettre et l’esprit de la Constitution et, comme toute Loi fondamentale, dans les sociétés « modernes », elle est malléable… Sa réalité sera tributaire des acteurs qui lui donneront vie par les choix politiques qu’ils feront à un moment donné. Au-delà de Vladimir Poutine, les pratiques pourront être plus autoritaires ou plus libérales, mais elles dépendront toujours des hommes et femmes qui appliqueront la Constitution russe car les dispositions de cette dernière n’existent que par l’interprétation qui en est faite et les générations futures peuvent s’en délier. Le juriste ne peut rien lire de plus dans le marc de la Constitution… Le droit n’est qu’un cadre qu’il appartient aux individus de remplir.

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