Menu Close
Des manifestants durant un sit-in devant Sciences Po Paris, en soutien aux Palestinien le 26 avril 2024. Dimitar Dilkoff/AFP

Sciences Po : comment la crise dépolitise la parole étudiante

Le 7 mai 2024, une altercation survient devant Sciences Po Paris entre François-Xavier Bellamy (LR) et Louis Boyard (LFI). S’écharpant dans la tradition des logiques stratégique et politique, cette rencontre s’est inscrite dans le contexte de mobilisation étudiante à Sciences Po, rassemblés contre les attaques d’Israël sur les civils à Gaza. Mais cet « énième numéro de politique spectacle », semble surtout avoir pour conséquence une relative mise à l’écart et dépolitisation de la parole des étudiants.

Le 12 mars 2024, une occupation est lancée dans un amphithéâtre à Sciences Po Paris par le comité Palestine pour protester contre l’intervention de Tsahal à Gaza, et pour boycotter les partenariats entre Sciences Po et des universités israéliennes supportant l’armée israélienne.

Une polémique éclate suite à un témoignage d’une étudiante déclarant avoir été empêchée, pour raison antisémite, d’entrer dans l’amphithéâtre occupé. Les enquêtes administrative et pénale détermineront ce qui en a été réellement. Cet événement a déclenché un ensemble de réactions politiques et médiatiques.

Or la plupart de ces commentaires à chaud semblent ignorer les revendications politiques des étudiants.

Comme l’indique le chercheur Éric Darras :

« Politiser c’est généraliser. Dépolitiser c’est minimiser, minorer. […] Politiser c’est défataliser. Dépolitiser c’est essentialiser. »

Politiser, rendre politique, est une manière d’observer, de constater différents faits et de les désingulariser en les portant de façon plus générale à la connaissance de toutes et tous. À l’inverse, singulariser, dépolitiser c’est, d’une certaine façon, rendre obscur un fait ou un propos et, ainsi, de le soustraire à l’intérêt général. Politiser est l’affaire de toutes et tous.

Ce qui devient politique est de l’affaire de toutes et tous dans un souci de solidarité, de collectif, d’unité : ce qui porte à l’intérêt général. Or, nous observons que les réactions à n’en plus finir des politiques sont constitutives d’une manière de détourner la politique vers la polémique et ainsi produire une dépolitisation des revendications portées par les étudiants.


Read more: Mouvement étudiant pour Gaza : entre mobilisation et polémiques


Jeunesses et politiques : les désunions

Les jeunes et la jeunesse ont été régulièrement mis à l’écart des considérations politiques. À ne pas considérer la jeunesse dans la politique et dans les politiques, le lien de confiance s’érode et la défiance à l’égard de la politique, de façon générale, se met en place. Il est aisé de méconsidérer la jeunesse sans jamais prendre le temps de s’y intéresser et de l’écouter sérieusement comme le relate la journaliste Salomé Saqué.

Alors même que la jeunesse est de plus en politisée au fil des décennies depuis les années 70-80, cette dernière se sent de moins en moins représentée, entendue et prise en compte. La succession des crises qui impacte les jeunesses et ne suscite que peu de réactions des politiques dans la mise en place de politiques publiques n’a fait qu’accroître un rejet et une défiance.

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

La dégradation des conditions de vie de façon générale a progressivement amené une partie de la jeunesse vers une augmentation de l’abstention et une polarisation des votes où l’adhésion idéologique tend vers les extrêmes (entre la droite et la gauche). De même, ne constatant que peu de réactions de la part de la classe politique face aux revendications de la jeunesse, cette dernière tend à méconsidérer la politique institutionnelle pour son supposé hermétisme.

Comme l’écrivait Luc Rouban, en 2022, « c’est bien le sentiment d’une distance sociale avec les élites dirigeantes qui nourrit cette défiance » (p.21).

Cette négation de la jeunesse et de sa contribution indéniable à la société est partie prenante d’un dénigrement. Ce dernier vient à considérer que les jeunes seraient une sorte d’entité sujette à ses émotions, ses passions et qui aurait, par la même occasion, de grandes difficultés à être alors raisonnable parce que trop émotive.

Politique du mépris ?

À considérer la jeunesse de manière péjorative par différents qualificatifs emprunts de mépris tels que : « wokistes », « gauchistes », « islamo-bobos », etc. ; de manière indistincte et particulièrement caricaturale, notamment dans le cas de l’occupation d’un amphithéâtre à Sciences Po, les politiques participent au dénigrement des étudiants et peut-être in fine des études.

Certains politiques et médias pointent les institutions d’enseignement supérieur comme étant des laboratoires de thèses antirépublicaines et antidémocratiques par le « wokisme », voire même de « bunker islamo-gauchistes »“.

En faisant des étudiants des épouvantails, leurs détracteurs les « excommunient » de la citoyenneté. Cette forme d’anathème vient nier le pourquoi des actions. Elle dépolitise une mobilisation politique et jette l’opprobre, comme l’a démontré de façon particulièrement étayée, Olivier Beaud, sur les professions intellectuelles et les études.

L’intervention du premier ministre, Gabriel Attal, et de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Sylvie Retailleau, semble représenter des modérateurs moralisants d’une institution qui paraîtrait être à la dérive. Gabriel Attal indiquait, seulement quelques heures après l’événement, que « le poisson pourri par la tête » comme le rappelle Sonia Devillers.

Un « intérêt excessif » ?

Comme l’évoque Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques, institution qui gère les orientations stratégiques et administratives de Sciences Po, lors de son audition au Sénat le 20 mars 2024, les événements survenus à Sciences Po ont probablement suscité un « intérêt excessif » porté par les médias « et par conséquent par l’opinion publique ».

Madame Bertrand Dorléac rappelle « qu’aucun autre établissement universitaire français n’a suscité autant d’articles de presse et de tweets » tout en précisant que d’autres établissements ont été traversés par des événements similaires sans avoir connu les mêmes conséquences médiatiques et politiques. Pourtant, la liberté académique semble reculer dans de nombreux pays sans susciter autant de remous au niveau politique et médiatique.

En présentant les étudiants comme étant des individus hors de contrôle et les dirigeants d’établissement d’enseignement supérieur comme soupçonnés de défaillances, les politiciens présentent ces derniers alors comme irresponsables, irraisonnables et inaptes à l’exercice même de la politique. L’exercice de la politique, ici, est entendu comme la possibilité de participer pleinement en tant que citoyen et citoyenne aux débats publics ; émettre des doutes, propositions, actions, objections, contradictions par exemple. Par cette polémique, les politiciens réaffirment l’illusion de la politique comme raison défaite de ses émotions. Or, les recherches montrent que c’est tout le contraire : sans émotion et sans conflit, la politique ne serait que dépolitisée.

Dépolitiser les étudiants : une stratégie politique ?

Les revendications premières des étudiants sont la révision des partenariats de l’institution avec des universités israéliennes, une solution à deux États, un arrêt immédiat du déploiement de l’intervention de Tsahal sur Gaza, un arrêt de la politique coloniale israélienne en violation de nombreuses résolutions à l’ONU, etc.

Quelques personnels se sont joints et ont proposé des débats quand, en même temps, d’autres se désintéressent, voire usent de propos désobligeants, en direction des étudiants et de la mobilisation étudiante.

En réduisant l’événement survenu à Sciences Po à une invective antisémite, ces derniers participent à supprimer du débat le pourquoi d’une telle mobilisation ayant amené des étudiants d’une institution d’enseignement supérieur prestigieuse à occuper un amphithéâtre. Dans les propos des politiques, l’événement devient une illustration d’une jeunesse étudiante sauvage et irrationnelle. Comment des étudiants « ensauvagés » pourraient-ils parler sereinement et rationnellement de politique ?

Cette dépolitisation, est une stratégie politique efficace puisque nombre de médias et d’opinions n’ont pas retenu les revendications au détriment des interventions de nos politiques.

Ces derniers convoquent et enjoignent des émotions tout en reprochant aux étudiants d’être émotifs. À écouter et à voir les politiques s’engouffrer dans la polémique, il peut-être légitime de se demander s’ils ne seraient pas les premiers dépolitisés ?

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 185,400 academics and researchers from 4,982 institutions.

Register now