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Sortie de crise : comment déjouer les tours de nos croyances ?

Et vous, appliquez-vous le principe #jerestealamaison qui s'affiche partout sur les réseaux sociaux ? Lionel Bonaventure / AFP

Depuis que le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, et son collègue Amos Tversky ont formalisé le concept de « biais cognitif » en 1972, la recherche a amplement montré que notre cerveau peine à nous faire prendre des décisions rationnelles. Les biais cognitifs sont des déviations d’un traitement rationnel de l’information, qui peuvent avoir des conséquences dramatiques sur le plan commercial, militaire, politique comme médical. Une illustration éclatante de la dangerosité de ces biais est le biais de confirmation.

Le biais de confirmation est la tendance que nous avons à rechercher de façon disproportionnée l’information qui conforte nos croyances existantes. Ce biais a par exemple contribué à la décision iranienne d’abattre le vol PS752 le 8 janvier 2020, tuant 176 passagers : cet avion civil avait été pris par erreur pour un avion militaire.

Cérémonie d’hommage aux victimes du crash PS752 en Iran, le 15 janvier 2020 à Stockholm, en Suède. Jonathan Nackstrand/AFP

Nous subissons ce biais dans toute sa puissance depuis l’apparition du coronavirus. Que ce soit la décision politique relativement tardive de fermer nos frontières, la décision tardive de produire suffisamment de masques pour tout le monde, le non-diagnostic du Covid-19 dans les premières semaines de son apparition en Italie, tout comme la décision de chacun d’entre nous de sortir parce que nous en avons « besoin » (pour preuve, la nécessité de poursuivre le confinement au-delà du 15 avril), la poursuite obstinée de la croyance « tout ne va pas aussi mal qu’on le dit » a le vent en poupe. Les conséquences sont celles que Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, nous égraine chaque soir.

Faut-il vraiment un « retour à la normale » ?

Si beaucoup des manifestations de ce biais sont difficiles à combattre, cet article vous propose deux types de décisions pour lesquelles vous pouvez parer à ce biais de façon significative.

Le philosophe Blaise Pascal. CC BY

Le premier type de décision est celle de sortir de chez soi. Partons d’un constat simple : Si nous pouvions congeler sur place toutes les personnes actuellement en France pendant 15 jours à plus d’un mètre les unes des autres, la propagation du virus serait arrêtée net. Nous vivons une prophétie pascalienne : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre ».

Chacun de nous peut revisiter de façon plus rationnelle le « besoin » de sortir. Ne pouvez-vous pas réduire le nombre de visites au supermarché ? Faut-il vraiment aller faire ce jogging plutôt que des pompes à la maison ?

N’hésitez pas à demander à ceux qui sont confinés avec vous de vous dissuader de sortir par tous les moyens, cela vous donnera un sens moins biaisé de la mesure dans laquelle cette sortie est essentielle. Chaque sortie apparaît comme une micro-décision, mais nous savons que l’impact de celle-ci peut être significatif en bout de chaîne de transmission. Cela, vous le comprenez rationnellement, suffisamment de médias en ont parlé. #StayHome, #iorestoacasa, #jerestealamaison. L’appliquez-vous à vous-même ?

Un deuxième type de décision qu’il est urgent de considérer est ce que nous allons faire du « jour d’après ». Il est à noter qu’un culte du « retour à la normale » se propage dans la médiasphère. « Le retour à la normale de l’activité sera pour début 2021 ! » titre un article. « Notre rassemblement annuel de plusieurs milliers de personnes aura lieu dès le retour à la normale », m’annonce quelqu’un m’invitant à l’y rejoindre…

Que signifie un retour à la normale, lorsque celui-ci sera accompagné d’une récession économique mondiale, à l’origine de difficultés financières et matérielles auxquelles beaucoup devront faire face ? Devrions-nous souhaiter revenir à la normale ?

« Dire, c’est faire »

Les données montrant qu’un « retour à la normale » serait l’une des pires sorties de crise que nous pourrions envisager sont surabondantes. L’économie d’avant était reconnue comme problématique à plus d’un titre : dans le monde d’avant, selon l’Insee, environ 14 % de la population française, et 20 % de ses enfants, vivaient en-dessous du seuil de pauvreté, un chiffre qui a doublé depuis 2006.

Dans le monde d’avant, un tiers de la production agricole mondiale destinée à la consommation humaine était gaspillée, alors qu’en France, c’était un Français sur cinq qui ne mangeait pas à sa faim.

La « normale », c’était plus de 18 % des Français qui souffraient de précarité énergétique, alors que les ordinateurs consommaient 8 % de l’électricité au sein de l’UE, et que leur utilisation « utile » était évaluée à 60 % du temps qu’ils tournent.

La « normale », c’était un monde dans lequel l’aviation prévoyait en 2019 de doubler le trafic aérien d’ici à 2037, sur fond de crise climatique, alors que le trafic aérien produisait 5 % des émissions mondiales de gaz à effets de serre. Malgré ces données on ne peut plus limpides et les appels à rationner les vols, dans le monde d’avant, chacun d’entre nous pouvait aller aux confins de notre globe ad libitum.

Le philosophe John L. Austin. Wikimedia

En 1962, le philosophe anglais John L. Austin nous a mis en garde que « dire, c’est faire ». Et si nous nous interdisions le « retour à la normale », pour repenser plutôt notre économie afin de générer de la valeur durable pour le plus grand nombre ? Le temps file, le virus disparaîtra et la vieille « normale » aura vite fait d’envahir à nouveau notre quotidien, avec son rythme effréné et ses conséquences désastreuses.

Le temps du confinement a une qualité unique, qui fascinait déjà l’historien Fernand Braudel. Alors qu’il rédigeait La Méditerranée de mémoire, dans la prison allemande où il a vécu de 1940 à 1945, il utilisait ce style télégraphique afin d’écrire à un ami : « Crois que sans captivité, ne serais jamais arrivé à cette lucidité. […] La captivité […] permet longue méditation d’un sujet ». Depuis le 12 mars, la moitié de l’humanité vit sous cloche. La Terre s’est arrêtée. Peut-être pour que nous en descendions et reprenions un meilleur souffle ?

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