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Sur le web, les jeunes mères se connectent aux autres… mais restent isolées

pexels shvets production.

Une femme apprend qu’elle va être mère pour la première fois et tout à coup, son monde change radicalement. Une marée de questionnements et d’incertitudes déferle, qui ne fera que s’accentuer au cours de son expérience de maternité. Face à cet événement, une solution s’impose souvent, comme dans beaucoup d’autres situations : aller trouver de l’aide et des réponses sur le web, et en particulier sur les réseaux sociaux.

Face à la solitude extrême et au désarroi qui peuvent être ressentis lors du passage au statut de femme enceinte, puis de jeune mère, beaucoup de femmes recherchent la compagnie d’autres (futures) mères en ligne. Bien que les statistiques sur le sujet soient rares, une étude de la Croix-Rouge Britannique estimait déjà en 2016 que 32 % des jeunes et nouvelles mères se sentent toujours ou souvent seules. En période de pandémie et de confinement, l’isolement et la solitude s’intensifiant, la tendance à rechercher des liens sociaux en ligne s’est radicalement accentuée afin de palier à l’isolement physique. Des statistiques nationales démontrent que 59 % des Français ont augmenté leurs temps d’écran dans leur temps libre pendant le confinement. Face à cela, les réseaux sociaux tels que Facebook, Instagram ou Tik Tok regorgent de groupes, communautés et influenceuses traitant de, et vivant la vie de jeune mère. Des sites de rencontre entre mères ont même vu le jour.

Seules, ensemble

Dans une étude qualitative menée en collaboration avec Bernard Cova (à paraître) décrypte le comportement de ces mamans en ligne et fait état de l’apparition du profil de « grégaire anonyme ». Sur les réseaux sociaux, ces mères ou futures mères sont en réalité passives… ensemble. Elles consomment, comme dans un buffet à volonté, le contenu posté par les rares personnes très actives (on estime que plus de 80 % des utilisateurs des réseaux sociaux sont inactifs), et ce sans donner en retour, ou très peu. Elles cherchent des informations et de l’aide pour leurs problèmes, souvent sans dévoiler leurs propres difficultés. Cet anonymat grégaire est rendu possible par les plates-formes et leurs fonctionnalités favorisant l’anonymat, l’observation passive et collective.

Ce comportement, qui peut paraître paradoxal, est en fait une réalité pour la majeure partie des utilisateurs de réseaux sociaux : ils sont passifs et trouvent des bénéfices dans l’information reçue et dans l’identification à la communauté, sans plus. En effet, au-delà des jeunes mamans, nombre d’individus se retrouvent, plus ou moins fortement, dans ces schémas de comportements à un moment ou un autre. Et si au-delà de notre recherche constante de connexion, d’appartenance et de réseaux, nous étions réellement seuls, isolés et esseulés derrière nos écrans ? Si l’hyperconnectivité favorisée par les technologies multiples et variées n’était qu’un leurre ?

Individualisme et tribalisme

Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire de revenir un peu en arrière. A l’aube du XXIe siècle, le politologue américain Robert Putnam évoquait la forte tendance à l’individualisme qui avait émergé, et s’était renforcée, dans nos sociétés occidentales. Cette tendance à la dissolution sociale a été rapidement contrecarrée par une émergence de la reconstruction sociale et du tribalisme : après avoir réussi à se libérer des contraintes sociales, les individus cherchaient de nouvelles formes de connexions et de sens en collectivité. Le sociologue français Maffesoli expliquait ainsi que les tribus sont des groupes d’individus temporaires et fluides, des échappatoires sans contraintes. Cette coexistence de l’individualisme et du tribalisme a donné naissance à une forme de dichotomie : nous voulons être seuls, mais nous présenter aux autres comme hypersociaux, populaires et connectés.

Le phénomène du grégaire anonyme représente parfaitement cette dualité, qui est aujourd’hui rendue possible, et même accentué par les réseaux sociaux. En effet, les communautés en ligne nous permettent sans effort de nous connecter à des individus inconnus, partout à travers le monde, partageant nos centres d’intérêts, problématiques ou ambitions. Nous joignons ces groupes, les quittons, les observons, les adorons puis les abandonnons sans aucune contrainte ou jugement. Derrière nos écrans, nous sommes libres de faire ce qu’il nous plaît, d’avoir ce sentiment de connexion sans réellement interagir avec les autres, sans nous ouvrir vraiment, sans intimité. Nous pouvons être à la fois auteur, acteur et spectateur, sans aucun engagement.

L’étude des jeunes mères démontre que l’individu « grégaire anonyme » va absorber le contenu des autres plus actifs pour se sentir validé dans ses choix par la communauté. Le bénéfice retiré ne réside pas dans l’interaction, mais dans l’identification. Il n’y a pas de recherche de connexion profonde et d’intimité, mais plutôt de vie en parallèle, qui s’entrecroisent parfois, mais pas trop. Le grégaire anonyme oscille librement entre la solitude et la connexion au gré de ses besoins et de ce que propose la technologie.

Les « mumfluencers »

Face aux grégaires anonymes, plusieurs questions se posent. Tout d’abord, celle de la pérennité des business modèles des plates-formes en ligne, qui vivent grâce aux données et comportements passifs de tous ces individus. Si tout le monde prend sans donner, où se crée réellement la valeur de façon pérenne ? Si les contenus ne sont plus que sponsorisés et commerciaux, attireront-ils toujours de la même façon les grégaires anonymes en quête d’appartenance, même fugace ? Quid du rôle de ceux qui dépensent vraiment du temps et de l’énergie pour contribuer à ces plates-formes ? Les « mumfluencers » (entendez mamans influenceuses) qui passent leur temps à créer du contenu, gratuit ou non, ont-elles un avenir ?

Source : Profil Instagram de Chaneen Saliee, une mumfluenceuses et blogueuses reconnue.

D’une certaine façon, le phénomène d’influence a tendance à s’essouffler du moins sur certaines plates-formes : en 2021, 67 % des marques déclarent utiliser Instagram pour des campagnes d’influence, contre 80 % en 2020. Aujourd’hui, c’est TikTok qui est en croissance. Le métier de mumfluenceuse a donc encore de beaux jours devant lui (certaines mumfluenceuses gagnant des milliers d’euros par publication), tant que la grégaire anonyme lui accorde son attention et ses données.

Au niveau psychosocial on peut enfin se questionner sur l’impact du comportement de grégaire anonyme sur sa santé mentale et ses relations sociales « réelles ». Son comportement peut aussi influencer la sphère familiale, et très directement l’éducation des enfants, qui voient un adulte constamment connecté, cherchant ses modèles sur les réseaux.

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