Menu Close
Carmy, un chef talentueux et tourmenté. FX Network

« The Bear », série réaliste sur la souffrance au travail dans le monde de la gastronomie

A noter : cet article divulgue des éléments de l'intrigue.


Le héros de la série The Bear, Carmy (Jeremy Allen White) – un chef primé qui rentre chez lui pour gérer le restaurant familial après le suicide de son frère – représente parfaitement l’état d’esprit passionné des grands chefs, prêt à tout ou presque pour décrocher une étoile au guide Michelin.

Le mot passion est dérivé du mot latin passio, qui signifie supporter, endurer et généralement souffrir, que ce soit positivement ou négativement. Pour les cuisiniers d’élite, la passion peut se traduire par un enthousiasme intense ou un perfectionnisme extrême.

Car le monde de la haute gastronomie se caractérise par des méthodes de travail très contraignantes visant à garantir la qualité, la discipline et à répondre aux normes les plus élevées. Cela légitime le fait de souffrir pour son art. Souffrir à l’excès sans se plaindre, c’est être quelqu’un de particulier.

D’un côté, les chefs passionnés créent les conditions d’une excellence culinaire sans limites, proposent des expériences extraordinaires à leurs clients et conçoivent des chefs-d’œuvre comestibles si parfaits que les étoiles Michelin pleuvent. Mais en parallèle, les chefs passionnés, obsessionnels et souvent abusifs souffrent profondément dans leur quête de qualité et de cohérence, tout comme leur entourage.

En cherchant comment les chefs du monde entier se forgent une identité dans les cuisines des restaurants gastronomiques, mes collègues et moi-même avons découvert que le travail en cuisine est implicitement synonyme d’isolement, d’abus et de violence, ce qui conduit à ce que nous appelons « l’esthétique de la souffrance ». Cela illustre les qualités génératives, les vertus et même la beauté de la souffrance et son association avec des professionnels résilients.

Comme nous l’a dit un second de cuisine détenteur de trois étoiles Michelin :

Nous consacrons notre vie entière et sacrifions tout, absolument tout, pour mettre dans une assiette quelque chose qui nous passionne.

Une phrase que Carmy, le héros de The Bear, prononce presque à l’identique dans la série.

Les deux saisons de The Bear ne s’appuient cependant pas sur l’idéalisation habituelle de ce type de passion. La série démontre avec force que l’amour et le sens artistique qui entrent dans la composition de nombreuses assiettes peuvent être aussi beaux et créatifs qu’ils sont laids et destructeurs. Souffrir pour l’art, cela a aussi ses limites.

Savoir bien souffrir

Les créateurs de The Bear ont réussi à représenter de manière nuancée et complète les expériences vécues par les chefs d’élite. Les thèmes du sacrifice et de l’isolement social, comme le temps que les chefs passent au travail, sont décrits dans la série. Par exemple, dans la deuxième saison, Carmy donne délibérément un mauvais numéro de téléphone à Claire, son amie d’enfance, ce qui donne lieu à une scène explosive.

Carmy décrit Claire comme « tellement géniale qu’elle me fait peur ». Pourtant, son expression est envahie par la tristesse. Il sait qu’il ne pourra jamais être avec elle à cause de sa profession. Dans notre étude, nous décrivons cette perte de contact avec le « monde extérieur » comme une perte d’humanité.

Cette série traduit parfaitement bien l’engagement total et inébranlable des brigades de cuisine. Nos recherches, basées sur des entretiens avec 62 chefs d’élite, indiquent que les chefs travaillent entre 12 et 20 heures par jour. Cette perception de l’engagement dans leur travail se traduit par l’idée d’un professionnel fort et résistant qui doit choisir entre avoir une famille et faire un travail pour lequel il est vraiment doué.

La vie de ces chefs est vraiment aussi stressante que dans The Bear.

Dans nos travaux, nous avons découvert que tout au long de leur carrière, les chefs vivent des actes de violence extrême comme des agressions contre leur personne, leur dignité et leur sens de la valeur.

Les chefs se soumettent à de nombreuses épreuves, car, comme nous l’a expliqué l’un d’entre eux, on pense que c’est la voie de l’illumination : se placer dans des situations difficiles où l’on apprend beaucoup afin d’atteindre un objectif plus élevé.

Nos recherches ont révélé des événements graves et traumatisants impliquant des coups répétés, des brûlures au troisième degré, des agressions sexuelles et des coups de couteau (par exemple, avec des couteaux et des sondes de température) – le dernier de ces actes étant celui que le chef Sydney inflige à Richie, le responsable de la salle, dans la première saison.

Une mauvaise santé mentale

Il n’est donc pas surprenant que de nombreuses personnes travaillant dans le monde de la gastronomie souffrent d’une mauvaise santé mentale. C’est un thème récurrent dans The Bear, qui atteint une sorte d’apogée dans le dernier épisode de la deuxième saison.

Carmy s’enferme dans le réfrigérateur, laissant Sydney s’occuper du service. L’état mental de Carmy s’effondre lorsqu’il se souvient des mauvais traitements qu’il a subis : « Tu es terrible dans ce domaine… tu es une merde… tu devrais être mort ». Ces réminiscences témoignent des brimades que peuvent subir les chefs cuisiniers au cours de leur formation ou au cours de leur carrière et de l’impact qu’elles ont sur leur santé mentale.

Un chef vêtu de blanc ajoute soigneusement les éléments d’un repas à une assiette
Carmy a l’impression qu’il doit renoncer à l’amour et à bien d’autres choses pour réussir dans sa carrière. Matt Dinerstein/FX Network

Plus tard dans l’épisode, Sydney vomit à la fin du service. La représentation de ces réactions physiques est importante. Nos études indiquent que le corps des chefs cuisiniers agit comme s’il allait à la guerre. Avant de commencer à travailler, de nombreux chefs ont déclaré qu’ils vomissaient et/ou avaient la diarrhée avant d’effectuer un service qui dure de 19 à 20 heures.

J’ai commencé à faire des recherches sur les chefs de haut vol en 2016 parce que mon jeune frère est justement un de ces chefs évoluant dans la haute gastronomie. Il a été témoin d’agressions brutales dans les cuisines étoilées, dont l’une a donné lieu à une arrestation par la police en plein service.

À l’instar de nombreuses histoires racontées par les chefs qui se sont adressés à nous, une grande partie des faits violents racontés par mon frère n’a pas pu être publiée. Il dirige aujourd’hui un restaurant prospère à Bath. Avant, Carmy, c’était lui. Mais aujourd’hui, il a changé sa façon de travailler et il a une vie en dehors de la cuisine : il a eu une fille avec sa « Claire » à lui.

This article was originally published in English

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now