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Pièces antiques
Au cours de l’Histoire, la monnaie n’a cessé de muter. Pexels/Thomas K, CC BY-SA

Transformer la monnaie pour transformer la société

La bifurcation sociale-écologique exige de gigantesques investissements pour les États, les entreprises et les particuliers. Comment les financer ? Pour répondre à ce défi, Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre, Augustin Sersiron proposent dans Le Pouvoir de la monnaie (Éd. Les Liens qui libèrent, janvier 2024), dont The Conversation France publie certains extraits, qu’un Institut d’émission adossé à la Banque centrale européenne (BCE) reçoive l’autorisation d’émettre de la monnaie légale sur base volontaire, désencastrée du marché de la dette, en complément de la monnaie bancaire, afin d’accorder les subventions nécessaires au financement des investissements socialement ou écologiquement indispensables mais non rentables.

Les auteurs soulignent notamment qu’il ne s’agirait pas de la première transformation monétaire de grande ampleur de l’Histoire : à chaque type de société a correspondu un type de monnaie, les bifurcations monétaires contribuant toujours aux bifurcations sociétales menant de l’un à l’autre, tant l’institution monétaire est porteuse d’une formidable force de structuration des rapports sociaux. La bifurcation écologique et sociale, qui constitue aujourd’hui le projet travaillant le corps social, appelle sa propre bifurcation monétaire.


La monnaie, un outil puissant pour transformer la société

Un défi majeur de notre temps nous semble être d’inventer une façon de créer et de mettre en circulation la monnaie qui n’encourage pas la marchandisation du monde, c’est-à-dire l’expansion sans limite du domaine de la marchandise. Permettre la monétisation sans marchandisation requiert de repenser en profondeur la forme institutionnelle de la monnaie. C’est l’une des clés de la constitution d’un monde plus juste et plus durable.

La bifurcation écologique et sociale à laquelle tant d’entre nous aspirent ne se fera pas sans bifurcation monétaire. On ne change pas la société simplement en changeant la monnaie, mais on ne la change pas non plus sans changer la monnaie – c’est ce qu’enseigne l’histoire monétaire […]. Or la monnaie qui est aujourd’hui la nôtre est une monnaie dont les modalités d’émission sont intrinsèquement capitalistes, la tournant non plus d’abord vers l’échange marchand, mais vers l’accumulation capitaliste. […]


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L’autorité monétaire doit ménager en son sein l’espace de délibération collective qui permettra de réajuster en permanence ses objectifs en fonction des besoins profonds exprimés par la société, plutôt que de les fixer dans le marbre.

La rapide succession de crises que nous avons traversées révèle la variété des enjeux qui peuvent être jugés prioritaires par le corps social, dont elles mettent en évidence les carences les unes après les autres ; or aucune règle intangible ne permettrait de faire l’économie d’une délibération sur la nécessité d’allouer les nouvelles encaisses créées au verdissement de nos modes de vie et de production, ou à la reconstruction de l’hôpital public, ou à celle de nos infrastructures énergétiques, ou de nos systèmes de transport urbain dégradés, ou de notre appareil industriel, etc. Tous ces choix de société doivent être débattus, en permanence, pour permettre l’usage le plus efficace et le plus légitime possible de la formidable puissance collective que détient l’autorité monétaire. […]

Monnaies d’hier

Si la monnaie est aujourd’hui une monnaie bancaire, c’est-à-dire créée par les banques, généralement en contrepartie d’une dette et rapportant ainsi des profits à son émetteur, il n’en a pas toujours été ainsi historiquement, loin de là. Sur le temps long, la monnaie s’avère extraordinairement multiforme, ne cessant de muter d’une époque à une autre, de connaître de véritables bifurcations. […]

[La monnaie marchande apparaît dans les sociétés palatiales de la Haute Antiquité (Mésopotamie, Égypte), qui sont] entièrement polarisées par les « grands organismes » (temples ou palais), sortes de personnes morales qui possèdent d’immenses domaines d’agropastoralisme avec champs irrigués et pâturages, mais aussi de véritables complexes manufacturiers dotés de divers ateliers mobilisant tous les savoir-faire artisanaux. […] Toutes les activités économiques nouvelles qui se développent […] sont d’abord cultuelles, subordonnées au service des dieux, car la production est avant tout destinée à satisfaire leurs besoins.

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[Dès lors], pour estimer la valeur des stocks de ressources, les rations dues aux ouvriers, les entrées et sorties de denrées, les fermages, les redevances, les prêts, etc., les « fonctionnaires » des temples commencèrent à rapporter tous les types de biens, dont ils géraient les flux, à un seul bien, érigé en étalon. […] C’est ainsi que fut mise en place une unité de compte rendant des objets hétérogènes commensurables du point de vue de leur valeur, c’est-à-dire du désir qu’ils inspirent, exprimé dans un langage numérique institué : c’est l’avènement du langage de la valeur, qui permet d’établir des relations d’équivalence socialement objectivées entre des quantités de biens divers.

[2500 ans plus tard, dans l’antiquité classique (perse et gréco-romaine) se joue un] tournant anthropologique [qui] nous semble reposer notamment sur trois inventions techniques et culturelles majeures : les premières pièces de monnaie frappées, qui permettent l’essor des échanges décentralisés ; l’alphabet, qui permet la diffusion massive de l’écriture ; la cavalerie montée, qui permet l’avènement de vastes empires dont le pouvoir politique s’éloigne des populations qu’il régit. Là encore, la forme de la monnaie évolue en cohérence avec l’ensemble des rapports sociaux, qui se restructurent en profondeur. […]

[Après l’effondrement médiéval (recul des villes, de l’écrit et des échanges, rareté monétaire) et le renouveau des sociétés coloniales (découverte des mines d’argent des Amériques, imprimerie, essor marchand tiré par le commerce triangulaire), le projet de société capitaliste de la révolution industrielle s’appuie sur la monnaie bancaire, créée par la dette, donc tournée non plus vers l’accumulation de richesse passée (or ou argent) mais vers la production de richesse future (industrielle puis financière), tout comme le pouvoir politique issu des urnes se fonde sur un projet pour l’avenir (le programme électoral) et non sur la légitimité traditionnelle du passé (le sang royal).]

Le pouvoir de la monnaie : transformons la monnaie pour transformer la société. Éditions Les liens qui Libèrent

La transformation monétaire a déjà commencé

Verse-t-on dans les coquecigrues et autres calembredaines en imaginant que l’on puisse transformer le mode d’émission de la monnaie ? En réalité, une transformation monétaire est déjà en cours, la création monétaire a déjà commencé à s’affranchir d’une contrepartie dette. Nous l’avons vu au niveau des banques commerciales qui, avec la monnaie acquisitive, créent de la monnaie en achetant des titres. Les banques centrales ont largement amplifié ce mouvement avec les mesures d’exception qu’elles ont dû prendre pour gérer les crises, financière puis sanitaire.

Elles ont ainsi déjà créé d’énormes quantités de monnaie centrale selon le mode acquisitif, par achat de titres plutôt que par prêt, et elles ont même déjà donné de la monnaie centrale (aux banques, en petite quantité). C’est donc que la bifurcation monétaire a déjà commencé ! À ceci près que les banques centrales qui en ont eu l’initiative l’ont entreprise non pas dans l’optique de dépasser le capitalisme financier ni de le transformer, mais bien plutôt de le sauver coûte que coûte. […]


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Le mode volontaire d’émission monétaire est un processus par lequel un organe de décision (un Institut européen d’émission monétaire, à créer) aurait le pouvoir d’émettre, dans le cadre d’une gouvernance ouverte sur la société civile, les quantités nécessaires de monnaie centrale (des euros fongibles avec ceux de la BCE et du circuit bancaire classique) pour remplir des missions d’intérêt général fixées démocratiquement. La décision d’émission consisterait à émettre de la monnaie que la banque centrale mettrait à disposition de la Caisse du développement durable, organe d’exécution, pour la réalisation des missions qui lui sont assignées sans la moindre obligation de remboursement ni charge d’intérêt.

Cette émission monétaire serait la traduction pure et simple de l’expression d’une volonté politique démocratique (d’où l’expression « mode volontaire de création monétaire »). Elle serait ainsi directement affectée aux objectifs d’intérêt général, aux biens communs et aux biens publics, sans contrepartie comptable exigible, ni remboursement, ni intérêt. Ce mécanisme échappe totalement aux mécanismes bancaires classiques (émission par le crédit ou par acquisition de titres), puisqu’il s’agit en réalité d’une subvention. […] Mise en circulation par des subventions, la monnaie volontaire serait donc entièrement désencastrée de la dette et des mécanismes classiques du marché bancaire, pour être affectée à des objectifs de bien commun. […]


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L’institution monétaire, démocratisée, pourrait équilibrer les objectifs sociétaux, permettant la réalisation d’objectifs privés, sous le signe de la rentabilité financière, financés par les modes bancaires de création monétaire, d’une part, et la réalisation d’objectifs collectifs, par le mode volontaire de création monétaire, sous les signes du non-marchand, du social et de l’écologie, d’autre part. On atteindrait de la sorte une configuration monétaire mettant en valeur la complémentarité des objectifs marchands et non marchands pour réaliser une forme d’équilibre entre les intérêts individuels et collectifs, entre les intérêts à court terme et à long terme, les intérêts de l’économie et ceux du lien social et de la nature.

Il nous semble que l’instauration d’un mécanisme de monnaie volontaire tracerait le chemin du développement durable en allégeant l’endettement et en se libérant des injonctions de rentabilité financière, de croissance ou de concurrence. C’est un projet de société porté par un projet de monnaie, une monnaie à mission, avec laquelle il deviendrait possible de prendre soin de la planète et de la société, pour un avenir enfin authentiquement social et écologique.

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