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Un nouveau regard sur l’armée française de la Grande Guerre

Bataille de la Marne - Batterie du 20ème régiment d'artillerie de campagne de Poitiers (canon 75 et son train d'équipage) en relais au marais de Saint Gond - 5-9 septembre 1914. Vasse/Flickr

L’armée française de la Grande Guerre n’avait pas fait l’objet d’une synthèse universitaire depuis fort longtemps. En ces temps de centenaire, qui ont vu paraître un nombre considérable d’ouvrages (environ 450 pour l’année 2014), il paraît légitime de proposer au public un ouvrage qui fasse le tour de la question.

Avec Remy Porte, nous nous connaissons de longue date et nous avons déjà travaillé ensemble. Mais surtout, nous avons croisé nos regards en fonction de nos sphères professionnelles de référence. Remy Porte, docteur et HDR en histoire, officier supérieur référent « histoire » pour l’armée de terre, connaît bien l’institution militaire de l’intérieur. Pour ma part, Professeur des Universités (Lorraine-Metz), je travaille sur les questions militaires et l’expérience combattante des XIXe au XXIe siècle depuis une bonne vingtaine d’années. Grâce à ce double regard, nous avons constamment enrichi nos grilles initiales de lecture.

L’armée, un corps social

L’armée française de 1914-1918 est un immense corps social, reflet de la Nation de l’époque. Aux cadres professionnels, officiers comme sous-officiers, viennent se joindre en août 1914, au nom du principe de la conscription, plus de deux millions d’hommes, de toutes les catégories sociales qui représentent vraiment la Nation en armes. A la fin de la guerre, près de 8 millions de Français auront porté l’uniforme. Dans les tranchées, compte tenu des pyramides de grades et d’âge, les officiers de réserve sont plus nombreux que les officiers d’active.

Ces hommes, qui avaient un métier dans le civil quelques semaines avant, vont recouvrer leur culture militaire, intériorisée au temps de leur service militaire, quelques années auparavant. Nous avons ainsi voulu essayer de préciser la nature des relations sociales au sein de cette armée française de masse dans laquelle les comportements civils étaient masqués par les règles militaires. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une enquête sociologique, mais d’une étude historique tenant compte des comportements sociologiques. Il nous a semblé, notamment que la diversité des profils militaires répondait bien à celle des différentes strates de la société civile.

Soldats français du 87ᵉ régiment près de Verdun, en 1916. Wikipédia, CC BY

Des évolutions considérables

Des évolutions considérables peuvent être mesurées tout au long des quatre années de guerre. Ces évolutions concernent les hommes, grands ou moins grands chefs, comme simples exécutants, mais aussi les doctrines d’emploi, les armes et les matériels. Nous pouvons ramasser l’argumentaire en une phrase un peu provocatrice : l’armée française de 1918 ressemble infiniment plus à celle des années 1950, qu’à celle de 1914, laquelle est encore, à bien des égards, une armée du XIXe siècle.

Tout au long de la guerre, les états-majors tentent constamment de s’adapter à des formes de guerre inconnues jusqu’alors, ou simplement entrevues dans des conflits précédents. Ils ont à gérer des masses de soldats – combattants et non-directement combattants – que nulle armée n’avait connus antérieurement. Les effectifs atteignent des niveaux qu’aucune armée occidentale n’avait alors connus. La question de l’héroïsme individuel et collectif se trouve déplacée vers celle de l’approvisionnement de la guerre en munitions et denrées de toutes nature, gérées et mises en œuvre pour les combattants de première ligne par de nombreux mobilisés non-combattants. La guerre se fait alors de plus en plus logistique pour nourrir et approvisionner le combat. Les armes nouvelles se développent à un rythme exponentiel, exigées par un impératif tactique qui court tout au long de la guerre : sortir de l’impasse des tranchées qui ne correspond en rien à la guerre attendue.

L’aviation, dans les limbes au début de la guerre, est une force considérablement développée en 1918. Elle sait mener des missions d’observation, de chasse et – véritable nouveauté stratégique appelée à un bel avenir militaire – des missions de bombardements lourds de plus en plus profondément sur le sol ennemi. Ainsi en quatre années de guerre, les principales modalités d’action de l’arme aérienne sont-elles mises en œuvre. Si la marine n’est chargée que d’opérations assez secondaires, en fonction des accords franco-britanniques antérieurs à la Grande Guerre, les chars, les gaz, l’artillerie, sont inventés ex nihilo ou connaissent de fantastiques évolutions en volume en diversité, en modalités d’emploi tactique.

Toutes ces nouveautés nécessitent la mise au point de nouvelles doctrines d’emploi des troupes et des armes. Si les armes et les techniques de combat changent considérablement en quatre années, les hommes changent aussi.

Portrait du pilote Paul Descoings posant devant un avion biplan M. Farman dans un champ d’aviation près d’Amiens (Somme), 1915. Raoul Berthelé/Wikimedia Commons

Chaîne hiérarchique

La deuxième idée-force de notre étude consiste à interroger à nouveaux frais les sources pour tenter de répondre à la lancinante question qui taraude les historiens, les militaires et le grand public depuis un siècle : « pourquoi et comment ont-ils tenu ? ». Nous nous sommes essayé l’un et l’autre à avancer quelques pistes de réflexion à cette question. Cette fois, nous avançons des arguments qui n’ont guère été utilisés jusque-là.

Tout d’abord, nous avons décidé d’essayer de rompre avec une technique d’écriture de l’histoire fort en vogue depuis quelques décennies. Si jusqu’aux années 1960, l’histoire de la Grande Guerre avait surtout été écrite à travers le regard des grands chefs (regard « par le haut »), depuis les années 1990, règnent surtout les regards « d’en bas ». Nous avons voulu aborder la question fondamentale des phénomènes d’obéissance ou de contournement du principe d’obéissance, en promenant nos analyses systématiquement tout au long de la chaîne hiérarchique. Si les généraux ne font, à l’évidence, pas la même guerre que les soldats des premières lignes, ils font quand même la guerre en la dirigeant, en la planifiant et en essayant de mettre tous les moyens humains et matériels en œuvre pour la gagner. Il ne s’agit donc pas d’opposer regards d’« en bas » et regards « d’en haut », mais simplement de les suivre du simple soldat au général en montrant qu’ils constituent un tout complexe.

S’il est assez évident qu’un général responsable d’une armée de plus de 200 000 hommes ne fait pas la même guerre que le caporal responsable d’une escouade de 9 hommes, nous considérons qu’il fait cependant aussi la guerre. Nous voulons donc constamment comprendre la Grande Guerre, non pas en opposant les humbles, petits et sans grades, d’un côté, et la « caste des officiers », selon les termes que certains continuent d’utiliser aujourd’hui.

L’interrogation fondamentale concernant les modalités de commandement des hommes nous a particulièrement intéressés. Si la Grande Guerre commence avec un mode de commandement sans partage et d’obéissance-réflexe, dès les premiers mois de la campagne, des formes spontanées d’aménagement des ordres se mettent en place. Dès la fin de l’année 1915, un chef, quelle que soit sa place dans la chaîne hiérarchique, ne peut plus commander comme il le faisait en août 1914. Les procédures de commandement issues du XIXe siècle où il s’agissait d’obéir immédiatement et sans murmure sont petit à petit complétées par des systèmes de négociation spontanées auprès de la hiérarchie de contact.

Une histoire totale

Enfin, nous nous sommes efforcés d’adopter une vision totale de l’histoire de l’armée française. On sait que cette revendication méthodologique confine souvent à la pétition de principe. Mais après tout, n’est pas la caractéristique essentielle de la démarche historienne que de tenter d’expliquer, d’une manière globale, les comportements d’une société du passé ? Toute bonne histoire est forcément globale, et la redécouverte de la « Global History » ressemble fort à une porte ouverte que d’aucuns tenteraient de nous faire prendre pour un arc de triomphe.

« L’histoire militaire » est forcément globale parce qu’elle embrasse des dimensions sociales des soldats, mais aussi d’importantes approches de l’histoire des techniques, de l’économie et de la politique, tout autant qu’une histoire des représentations mentales des uns et des autres. Cette expression « d’histoire militaire » a pendant plusieurs décennies, été vilipendée ou méprisée en France plus qu’ailleurs. Assimilée à « l’histoire-bataille », elle a fait injustement l’objet de critiques assénées par une nouvelle anthropologie historique, méprisante de l’histoire des faits militaires, mais aussi de lectures plus idéologiques voyant dans la Grande Guerre l’oppression des humbles soldats par leur hiérarchie. Pourtant, l’histoire militaire offre pourtant de nombreux avantages méthodologiques, que nous avons voulu réhabiliter dans l’ouvrage. Elle oblige beaucoup plus qu’elle ne facilite le travail de l’historien.

En effet, pour parvenir à écrire une histoire militaire globale de l’armée française de la Grande Guerre, il faut maîtriser l’histoire des techniques. Mais il faut aussi pouvoir expliquer les comportements politiques, sociaux, économiques et culturels des nombreux soldats qui constituent cette armée de masse de la Nation. C’est bien cette vision globale que nous avons voulu mettre en œuvre dans cet ouvrage. Espérons que le lecteur nous suivra dans cette démarche.


François Cochet et Remy Porte sont les auteurs de l’« Histoire de l’Armée française, 1914-1918 », Paris, Editions Tallandier, 2017.

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