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Les paquebots Olympic et Titanic en mars 1912. R. Welsh/Ulster Folk and Transport Museum

Un nouveau Titanic : le naufrage annoncé d'un projet de réplique

Au cinéma, les suites opportunistes sont rarement convaincantes. Titanic II ressemble à ces mauvaises séries B qui rognent sur le succès d’un premier opus. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas d’un film. Le milliardaire australien Clive Palmer a annoncé, le 13 mars 2024, « le retour de la Légende », avec la construction d’une copie du célèbre paquebot de la White Star Line. Le naufrage de Titanic, le 15 avril 1912, a provoqué la disparition de quelques 1 500 passagers. Le drame a eu un impact important sur les mentalités de l’époque, et il continue encore d’alimenter des passions plus ou moins morbides. Kristie Patricia Flannery ou Antoine Resche ont longuement expliqué la fascination que ce navire ne cesse d’exercer.

Qualifié de « vanité » dans la presse australienne, le projet de Clive Palmer peine à convaincre. Courier Mail

Clive Palmer n’est pas le premier à s’emparer d’un tel projet. En 1998, le magnat Sud-africain Sarel « Kobus » Gous avait multiplié les démarches et les études pour reconstruire le célèbre paquebot, allant jusqu’à solliciter le même chantier naval à Belfast. En Chine, le resort Romandisea s’est lancé en 2014 dans une entreprise similaire, sans toutefois avoir l’ambition de faire naviguer la réplique. Près d’un méandre de la rivière Qijang dans le Sichuan, la coque est bien visible dans son bassin, mais le chantier est à l’arrêt depuis plusieurs années.

L’histoire de Titanic échappe au simple patrimoine maritime britannique pour s’inscrire dans les grandes tragédies du monde. C’est d’ailleurs l’une des principales réussites du film de James Cameron en 1997 : le réalisateur capte la dimension universelle d’un drame implacable qui touche différentes classes de la société. La romance du transfuge Jake (joué par Leonardo di Caprio) est-elle le moteur de ces titanesques fantasmes ? On peut relire l’histoire de Titanic de différentes manières, se l’approprier à gauche comme à droite ; d’un côté y voir un théâtre de la lutte des classes ou le symbole d’un capitalisme arrogant, de l’autre s’extasier du raffinement des palaces flottants ou de l’âge d’or d’une bourgeoisie triomphante.

Dans un méandre de la rivière Qijang dans la province du Sichuan (Chine), un projet de réplique de Titanic est au point mort. Google Maps

Titanic mania

Mais de quoi ces projets d’imitation sont-ils vraiment le nom ? Pourquoi s’ingénier à reproduire un paquebot synonyme d’échec commercial et de tragédie humaine ? La « Titanic mania » existait bien avant le film de James Cameron, alimentée par une abondante littérature académique ou populaire, souvent sérieuse et parfois fantaisiste. Le réalisateur canadien a ravivé cette flamme en ajoutant un ingrédient shakespearien qui n’explique pas tout ; et il existe une différence entre ressusciter l’histoire dans une fiction, et vouloir en reproduire le véhicule.

Titanic, et les paquebots du début du XXe siècle plus généralement, représentent la quintessence d’une mondialisation à plusieurs vitesses mais aussi la course aux technologies entre nations dominatrices. Deux éléments qui expliquent probablement pourquoi l’idée d’une réplique séduit certains individus.

L’entrepreneur Clive Palmer est également un homme politique, fondateur et président du mouvement populiste et de droite conservatrice. Le Sud-africain Sarel Gous, quant à lui, a milité au sein d’un National Party sur le déclin, la formation politique responsable de l’apartheid en Afrique du sud. Ces hommes projettent leurs représentations d’une époque révolue sur un objet autrefois symbole d’innovation. C’est donc un projet passéiste et paradoxal, qui entend figer la société dans ce qu’elle avait de plus inégalitaire, tout en célébrant le génie libéral.

Le Titanic, amarré au large du comté de Down en 1912. R. Welch/Public Record Office of Northern Ireland

En 1912, le désespoir de l’Ancien Monde s’entasse en troisième classe. Les conditions sont certes meilleures qu’un demi-siècle auparavant, au temps des navires-cercueils, mais la pulsion qui est à l’œuvre – l’effet push comme disent les spécialistes des flux migratoires – reste le plus souvent la misère. Sur les ponts supérieurs, les élites des deux continents peuvent enfin voyager à moindre risque et plus rapidement : en moyenne, le trajet transatlantique par vapeur passe de 19 jours en 1838 à 5 jours en 1912.

Cette clientèle aisée n’est pas nécessairement la plus rentable, mais elle permet de poser une image de marque et donc d’attirer, par mimétisme. Les compagnies rivalisent d’efforts pour déployer un luxe inédit : la première classe représente moins de 25 % des passagers de Titanic mais occupe l’immense majorité des espaces publics. Reproduire un navire de cette époque relève donc d’une nostalgie au mieux ignorante, sinon cynique.

Contrairement à ce qui est souvent avancé, la vitesse n’était pas la priorité de Titanic en 1912. Il n’en demeure pas moins que le paquebot s’insère dans le contexte d’une rivalité permanente pour le Ruban bleu. Cette course de vitesse transatlantique a stimulé les innovations de la marine marchande pendant un siècle (1838-1952), et a pris des allures stratégiques au début du XXe, lorsque la rivalité maritime entre les Britanniques et les Allemands correspondait aux enjeux géopolitiques et militaires. La marine marchande devient alors un outil tactique pour transporter rapidement des troupes et des équipements d’un front à l’autre. C’est d’ailleurs ce à quoi serviront les sisterships de Titanic (navires de la même classe), Olympic et Britannic, ce dernier comme navire-hôpital.

6 mars 1912 : Titanic (à droite) sort de la cale sèche pour que son sistership Olympic (à gauche) puisse la remplacer. R. Welsh/Ulster Folk and Transport Museum

L’imaginaire collectif à l’épreuve de la réalité

Dans le prolongement de ce raisonnement se devine une foi presque aveugle dans le progrès technique. C’est un argument récurrent à l’époque d’un Titanic prétendu insubmersible. La même obsession demeure chez le réalisateur James Cameron avec son projet cinématographique hors norme et par ses propres expéditions sous-marines. Plus récemment, le patron d’OceanGate Stockton Rush vantait avec une arrogante confiance son submersible Titan, disparu près de l’épave du célèbre paquebot en juin 2023.

Dans l’imaginaire collectif, ces navires demeurent un symbole de puissance. Lorsque les grandes nations entretenaient des lignes régulières, les paquebots rivalisaient en taille et en vitesse. Tout comme les milliardaires d’aujourd’hui n’en finissent plus d’étirer la taille de leurs yachts : le plus long actuellement en service à titre privé, Azzam, mesure l’équivalent de 67 % du Titanic. Dans l’entre-deux-guerres, la plupart des puissances européennes se sont lancées dans cette course au prestige : Queen Mary pour le Royaume-Uni, Normandie pour la France, Bremen pour l’Allemagne ou encore Rex pour l’Italie. Ce sont de magnifiques navires transatlantiques aux lignes épurées, de véritables bijoux de technologie et des œuvres d’art dans leurs aménagements intérieurs.

Vue aérienne de cinq grands paquebots transatlantiques à leurs embarcadères dans le port de New York, le 24 mars 1937. De gauche à droite : Europa, Rex, Normandie, Georgic et Berengaria. AP

Cette époque de compétition sied plutôt bien à la vision viriliste et musclée des individus qui souhaitent revoir Titanic sur les flots. Les saillies populistes de Clive Palmer correspondent à une représentation fortement inégalitaire de la société. Si James Cameron a peu commenté ces projets, la reproduction grandeur nature – pour 40 millions de dollars – du flanc de Titanic en guise de décor pour son film en dit long sur cette fascination.

Avec indulgence, certains ont vu des connotations marxistes dans les films du réalisateur canadien. Pourtant, derrière le discours en faveur du transfuge Jack ou des peuples natifs Na’vi, James Cameron égrène, tout du long de sa filmographie, une admiration sans limite pour les armes, les machines et les technologies qui permettent à l’homme de dominer la nature et les masses populaires. La chasse à la baleine dans le deuxième Avatar est à ce titre édifiante, tout comme le final de Titanic qui remet chaque classe à sa place. De fait, qu’il s’agisse de faire revivre le paquebot au cinéma ou dans la réalité, ces projets sont marqués à la fois par le conservatisme social et par la fascination pour les nouvelles technologies. En apparence paradoxal, ce dispositif se retrouve chez d’autres milliardaires, à l’instar d’Elon Musk.

Derrière un tel projet, il y a aussi une large part de faux-semblants. Une réplique exacte de Titanic est évidemment impossible à bien des égards, tant techniquement que socialement. D’abord, il est peu probable que la clientèle d’aujourd’hui accepterait, en première classe, d’avoir des salles de bain collectives ou des toilettes communes sur le pont (c’était pourtant le cas pour la plupart des cabines de luxe). Par ailleurs, hormis les grands espaces de socialisation, l’offre de loisirs était nettement plus réduite à l’époque du Titanic qu’aujourd’hui. Au cours des cinq jours de traversée, c’était bien souvent l’ennui qui dominait, particulièrement pour les passagers des 2e et 3e classes. Quant à ces derniers et à la ségrégation spatiale dont ils étaient victimes, on imagine mal quiconque se réjouir de manger de la bouillie de pommes de terre à fond de cale, avec un accès restreint aux ponts supérieurs.

Un projet non viable

Ajoutons que ces paquebots n’étaient pas équipés de stabilisateurs comme c’est le cas de la plupart des grands navires de passagers aujourd’hui, ni de ventilation ou d’évacuation d’aussi bonne qualité que les standards actuels. Les règles internationales de sécurité (notamment SOLAS) imposeraient à la physionomie même du navire d’importants changements qui modifieraient drastiquement son aspect extérieur. C’est d’ailleurs ces considérations techniques qui ont incité les précédents prometteurs d’un nouveau Titanic à renoncer. En 1998, le magazine Popular Mechanics listait ces problèmes, concluant qu’un tel projet coûterait probablement deux fois plus cher qu’un paquebot moderne.

Comparaison entre le profil du Titanic original et le projet de la compagnie de Clive Palmer. Blue Star Line

Si une telle réplique était économiquement viable, l’industrie de la croisière, en plein essor actuellement, s’en serait déjà emparée. La finalité, l’organisation et même l’architecture des paquebots du début du XXe siècle correspondaient à l’économie bien particulière des lignes postales (on appelle aussi ces navires des Courriers), sous l’égide de compagnies massivement subventionnées par les États. Ces entreprises maritimes n’auraient jamais pu exister ou subsister sans le soutien des gouvernements successifs qui avaient de multiples intérêts à développer ces liaisons.

En France, ce système a disparu pour le long cours en 1996, avec la privatisation/fusion de la Compagnie générale maritime (CGM, publique) avec la Compagnie maritime d’affrètement (CMA, privée). Car au-delà de la construction, il faut que les opérations soient rentables. Clive Palmer a ainsi revu ses plans et ce qui resterait de Titanic n’est qu’une pâle imitation, une Belle-Époque de carton-pâte.

Malgré la récente crise sanitaire, l’essor contemporain des croisières maritimes ne se dément pas. Dans le discours, l’heure semble être à la fin des mastodontes et au retour de plus petites unités. Dans les faits, des paquebots toujours plus démesurés pour satisfaire les logiques de rentabilité n’en finissent pas d’émerger des chantiers. En parallèle, les considérations écologiques ouvrent de nouvelles perspectives : les paquebots à voile ont le vent en poupe avec d’innovants projets. Au milieu de ces actualités, Titanic II est déjà un naufrage.

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