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Maquette de la cité idéale de Chaux imaginée par Claude Nicolas Ledoux, à la saline royale d'Arc-et-Senans. Concierge.2C / Wikimedia Commons, CC BY-SA

Une brève histoire de l’utopie

Le terme « utopie » est ambigu : il se situe entre outopia, lieu de nulle part, et eutopia, pays du bon(heur). Il désigne à la fois un pays ou le plan d’un gouvernement imaginaire, un idéal politique coupé du réel et même un projet irréaliste. L’utopie est construite entre l’imaginaire et le réel. Elle rêve d’un autre monde, critique le monde réel ou explore d’autres mondes possibles.

On retrouve la première utopie chez Platon, qui évoque l’Atlantide dans le Timée et le Critias. L’Atlantide comporte en effet les caractéristiques des mondes utopiques : il s’agit de mondes symétriques, ordonnés, dont les constructions sont géométriques et inverses du réel. Ils fonctionnent pas ailleurs généralement en autarcie et leurs habitants croient en l’éducation et recherchent le bonheur.

L’Atlantide, la première utopie. Fer Gregory/Shutterstock

Jusqu’au XVIe siècle, elle renvoyait au mythe d’un « âge d’or » et projetait le lecteur dans le passé, à proximité des dieux, comme chez Hésiode ou dans La République de Platon. Après la découverte de l’Amérique, les utopies recourent au dépaysement, aux voyages, à des cités idéales et s’installent souvent dans des îles : ainsi Utopia de Thomas More, la Cité du Soleil de Campanella ou La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon. Les utopies deviennent alors scientifiques et politiques.

Au XVIIIe siècle, le siècle classique de l’utopie, commence le règne des anticipations sociales : l’utopie critique le monde existant. L’utopie se projette dans le futur et accompagne les idées naissantes de progrès et d’Histoire. Après 1789 et avec la révolution industrielle, les utopies se disséminent : elles deviennent à la fois économiques, par exemple avec Olbie de Say, souvent politiques chez Fourier, Owen, Cabet ou Saint-Simon, et de plus en plus technoscientifiques.

« Changer les inclinaisons vicieuses »

Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) nommé « Commissaire aux salines de

Lorraine et de Franche-Comté » en 1771 par Louis XV, illustre bien cette tendance. Son utopie se matérialise par le projet de la saline de Chaux, à Arc-et-Senan dans le Doubs, qui pouvait communiquer avec la Méditerranée par le canal de Dole et avec la mer du Nord et Anvers par le Rhin.

La Saline « peut être considérée comme l’usine la plus importante que l’on connaisse de ce genre. Jusque-là il semble que les édifices n’aient été susceptibles que de constructions faites au hasard », écrit-il. « J’ai placé tous les genres d’édifices que réclame l’ordre social, on verra des usines importantes, filles et mères de l’industrie, donner naissance à des réunions populeuses. Une ville s’élèvera pour les enceindre et les couronner. Le luxe vivifiant, ami nourricier des arts, y montrera tous les monuments que l’opulence aura fait éclore […]. Ses environs seront embellis d’habitations consacrées au repos, aux plaisirs, et plantés de jardins rivaux du fameux Eden ».

Projet pour la ville nouvelle de Chaux, autour de la saline royale d’Arc-et-Senans. Claude-Nicolas Ledoux/Wikimedia

La saline était le cœur d’une cité idéale que Claude-Nicolas Ledoux a imaginée et dessinée en cercle autour de l’usine. « Architecture d’utopie inachevée, la saline conserve aujourd’hui tout son message d’avenir. Son demi-cercle appelle, dans sa permanence, les hommes à poursuivre et à compléter l’œuvre jamais achevée de la cité idéale », souligne l’Unesco, qui a inscrit le site sur la Liste du patrimoine mondial en 1982.

Chaux partage avec les villes utopiques la critique de la société. Pour lui, « le but de cet établissement est d’épurer l’ordre social, par l’attrait de la bienfaisance ; de changer les inclinaisons vicieuses, par l’exemple du travail ».

Projections en l’an 17 846 151

Comme l’illustre cet exemple, les utopies deviennent au début XIXe siècle sociales, voire socialistes, et se réalisent sous la forme expérimentale et marginale, de communautés pilotes ou modèles. On peut ainsi citer le Familistère de Guise, la cité d’Icarie d’Étienne Cabet à la Nouvelle-Orléans, le Phalanstère de Charles Fourier, le village de la coopération de New Harmony d’Owen dans l’Indiana, ou encore la retraite de Ménilmontant des saint-simoniens.

À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’utopie a connu une mutation radicale : l’utopie sociopolitique a cédé la place à un nouveau genre, la techno-utopie.

« Découvrir le Familistère de Guise » (France 3 Hauts-de-France, 2018).

Ces utopies technologiques sont allées de pair avec la science-fiction. Jules Verne et Albert Robida ont ouvert la voie à ce qui deveniendra la forme utopique du XXe siècle. Entre 1883 et 1933, on a dénombré 160 technological utopies, dont la plus connue est « Looking Backward » (« Cent ans après ou l’An 2000 » en français) d’Edward Bellamy (1888).

Dans le monde anglo-saxon, les projections se font dans un futur très lointain : Bernard Shaw écrit sur l’an 31 920, H.G. Wells sur l’an 802 701 et John Scott Haldane se projette en l’an 17 846 151. En allant à l’extrémité du temps, ces utopies questionnent le sens et les finalités de l’action humaine.

Une fatalité techno-scientifique ?

Les tragédies du XXe siècle ont donné naissance à des contre-utopies (ou encore, utopies malheureuses) : la « société parfaite » rêvée se révèle être son inverse, une société totalitaire. Les illustrations les plus célèbres sont « 1984 » de George Orwell (1949) ou encore « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley (1932). Ces utopies technologiques sont moins destinées à critiquer qu’à fasciner ou à effrayer. L’anthropologue Georges Balandier expliquent qu’elles dressent deux camps opposant « techno-messianistes » et « techno-catastrophistes ».

Autre exemple, plus récent : l’architecte belge Vincent Callebaut présente en 2008 le projet Lilypad, une cité flottante autosuffisante et écologique pouvant accueillir jusqu’à 50 000 habitants, sur le modèle de Thomas More d’une cité idéale sur une île.

« Lilypad, une écopolis flottante pour réfugiés climatiques » (Zacharie Lipandir, 2012).

Au terme de cette brève histoire (inspirée notamment de l’ouvrage de Raymond Ruyer « L’utopie et les utopies ») on peut s’interroger sur le sens de l’utopie d’aujourd’hui et son évolution future : la techno-utopie devient-elle une idéologie de la fatalité techno-scientifique, celle d’un nouveau fatum artificiel et d’un pouvoir automate ? Elle réifie en effet la technique en affirmant son extériorité sociale avant de l’imposer en retour comme une causalité fatale des bouleversements sociaux et environnementaux. Ainsi le techno-messianisme porté par les « gourous » de la Silicon Valley se voit désormais opposer le techno-catastrophisme des chevaliers de l’Apocalypse ou de l’effondrement.


Ce texte est extrait de la conférence « L’inconnaissance, facteur d’inventivité. Les vertus de l’ignorance », donnée par l’auteur à l’occasion de la clôture du cycle national de formation 2018-2019 de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST).

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