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2013, cimetière de la crédibilité américaine ?

Partisan d'une approche multilatérale, Barack Obama est critiqué, y compris par ses alliés, pour sa supposée indécision. Mandel Ngan/AFP

2013 fut-elle une année tournante ? Les années en « 3 » l’ont souvent été. Ainsi Hitler est arrivé au pouvoir en 1933. En 1943, les Alliés reprennent l’initiative dans la Seconde Guerre mondiale, la mort de Staline en 1953 change l’Union soviétique et ouvre la voie à une détente : le pire de la Guerre froide est passé. La rupture sino-soviétique devient irréductible en 1963, changeant tous les équilibres internationaux. La crise de Cuba d’octobre 1962 amène en 1963 les premiers signes d’entente américano-soviétique : la ligne directe entre la Maison Blanche et le Kremlin, le traité de limitation des essais nucléaires, donnant l’impression progressive d’un directoire à deux.

L’année 1973 ne fut pas seulement celle du premier choc pétrolier et de l’entrée dans la crise. Elle est souvent considérée comme une rupture majeure. 1983 fut un des pics de l’affrontement Est-Ouest, qui sans doute explique pourquoi Reagan et Gorbatchev ont, chacun avec des logiques différentes, contribué à faire sortir le monde de la Guerre froide.

Pour 1993 on peut parler de prophéties : à propos de la menace terroriste (l’attentat au World Trade Center), du « syndrome de Weimar » d’une Russie humiliée (Vladimir Jirinovski obtient de bons résultats électoraux et fait trembler l’Occident), des effets potentiellement déstabilisants des rivalités dans une Asie multipolaire, des limites des capacités de la communauté internationale face aux « nouvelles guerres » (en Somalie, en ex-Yougoslavie et dans le Caucase), voire du « choc des civilisations » repris par Samuel Huntington de l’orientaliste Bernard Lewis. Enfin, en 2003, les États-Unis attaquent l’Irak.

Il n’est pas question de traiter en détail l’année 2013, et d’évaluer en quoi il s’agit ou non d’un tournant majeur, et encore moins de se demander ce que veut dire « tournant », l’histoire ressemblant parfois à un long rallye de montagne. Mais il est certain qu’il y a depuis cette date un changement d’« ambiance », terme qu’un des grands noms français de l’histoire des relations internationales, Jean-Baptiste Duroselle, avait utilisé pour montrer le contexte des prises de décision. Mais ce changement s’explique-t-il seulement pas le refus d’Obama d’intervenir en Syrie ?

La tension monte

Pour aller vite, l’impression de tournant de 2013 s’articule autour de plusieurs séries d’évènements. Les espoirs suscités par les « printemps arabes » sont définitivement enterrés. Soit la contre-révolution triomphe (Égypte), soit le chaos règne (Libye, Yémen), soit les deux (Syrie).

Ce dernier pays s’enfonce dans une guerre de plus en plus brutale qui, avec la politique sectaire et le désordre en Irak, révèle au grand jour – l’année suivante – l’idéologie extrême et les capacités militaires d’un État islamique qui se pose en rival d’Al Qaeda, avec une stratégie différente. Les espoirs d’intervention directe s’évaporent durant l’été lorsqu’Obama renonce aux frappes suite à l’utilisation par le régime syrien d’armes chimiques. En Afrique, si le djihadisme semble moins menaçant dans la corne de l’Afrique, il s’étend aux marges du Nigéria et surtout dans le Sahel, provoquant une intervention française.

L’Ukraine, qui n’intéressait guère les stratèges, devient l’épicentre d’une crise avec la Russie, qui inquiète à l’est de l’Europe, pousse à resserrer les rangs dans l’OTAN, et surtout transforme la politique russe, même si les manifestations suivant la réélection de Poutine en 2012 avaient donné du leader russe un autre visage.

En Asie, Xi Jinping, arrivé au pouvoir en 2012, commence à concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, favorise un réalignement idéologique et surtout mène une politique plus assertive, notamment en mer de Chine du Sud. Or Shinzo Abe est revenu au pouvoir au Japon en 2012, et semble appliquer un agenda considéré à Pékin comme nationaliste et militariste : les tensions montent entre les deux pays.

En 2013, toujours, les Américains décident de sortir d’Afghanistan, même s’ils laissent quelques troupes, et la question est de savoir qui à terme va combler le vide, alors que les talibans restent vigoureux et que la construction d’un État stable n’a guère été un succès. Enfin, c’est en 2012-2013 que la question « cyber » a pris une réelle dimension géopolitique, puisqu’elle devenait clairement une stratégie offensive et défensive d’États, comme le montre Adam Segal.

En accusation : la « faute originelle » d’Obama

Pourtant, il y avait l’espoir, chez les stratèges français, que l’usage de la force permette de préserver un certain ordre dans le monde. Au début de 2013, Bruno Tertrais écrivait à destination du public américain, après les interventions en Libye et au Mali : « Une leçon plus vaste tirée de l’interventionnisme français est : attention aux perceptions erronées de faiblesse » en des temps de « crise économique et de lassitude à l’égard de la guerre » dans les pays occidentaux. « L’interventionnisme français est preuve du contraire. Les forces djihadistes et les autres ennemis potentiels de l’Occident comme la Chine, la Corée du Nord ou l’Iran parient sur notre faiblesse supposée à leurs risques et péril ». Il n’est pas sûr que la Russie, la Chine ou Daech ait entendu le message.

Les porte-avions américain et français, le Carl-Vinson et le Charles-de-Gaulle, dans le Golfe persique en mars 2015. Scott Fenaroli (US Navy)/Flickr, CC BY-SA

La doxa dans le discours des dirigeants français met l’accent sur la « faute originelle » expliquant le désordre actuel : le refus de dernière minute d’Obama en 2013 de bombarder Bachar al-Assad alors qu’il avait fait de l’usage des armes chimiques par le régime une « ligne rouge », et alors que la France était, elle, prête à agir. Le président américain, au contraire, loue sa décision aujourd’hui. Son succès aurait été d’avoir débarrassé la Syrie des armes chimiques par la négociation – à laquelle Israël n’a vraisemblablement pas été étrangère, puisque c’était dans son intérêt, surtout s’il n’y avait pas besoin de ratifier la convention de 1993 sur les armes chimiques.

Le refus du Parlement britannique d’autoriser les frappes est aussi défendu avec les arguments des sciences sociales, même s’il est également lié à des facteurs de politique interne. Or Laurent Fabius, revenant sur cette séquence de l’été 2013, a répété le 16 février 2016 : « Quand on écrira l’histoire, on écrira que c’est un tournant, pas seulement pour la crise du Moyen-Orient, mais aussi pour l’Ukraine, la Crimée et pour le monde ».

En accusation : le manque de volonté à Washington

Tout découlerait donc du manque de volonté du président américain, qui lui aurait faire perdre toute crédibilité auprès de ses adversaires enhardis et de ses alliés inquiets. Tout s’expliquerait par cette simple non-décision : les interventions de Poutine en Ukraine et l’annexion de la Crimée, le raidissement de Xi Jinping qui lance des projets de fonds et d’infrastructures semblant rivaliser avec les organisations internationales et régionales établies, et qui devient plus intraitable en Mer de Chine du Sud. Mais aussi les victoires de Daech en 2014, le raidissement de la diplomatie saoudienne du Yémen au Liban, les défis posés par la politique turque, la volonté d’Abe de revenir sur l’article 9 de la constitution japonaise, etc.

Or, la question de la crédibilité est éminemment complexe. Elle hante la politique américaine depuis longtemps, comme le rappelait un historien au sortir de la Guerre froide, et en définitive toutes les grandes puissances. Les images d’Abu Grahib ou le spectacle scénarisé ou réel de la vie politique américaine ont miné et minent la crédibilité « identitaire » des États-Unis. C’est au nom de la crédibilité que les expansions impériales ont eu lieu, que la Première Guerre mondiale a éclaté, et que les Américains se sont lancés dans la guerre du Vietnam… et qu’ils ont eu du mal à en sortir.

L’usage de la force par les Américains après le 11 septembre 2001, ou par Tsahal à nombreuses reprises à Gaza et au Liban avait pour but premier de restaurer la crédibilité en termes de capacités mais surtout de volonté. Reste à savoir dans quelle mesure celle-ci est vraiment restaurée. L’usage de la force peut être contre-productif lorsqu’il ne permet pas d’obtenir un résultat favorable durable, et peut éroder plus encore le capital de crédibilité.

Les alliés s’inquiètent aussi de l’usage de la force, car les alliances traditionnellement suscitent non seulement la peur de l’abandon (« fear of abandonment »), mais aussi la crainte de se trouver enfermé dans un engrenage (« fear of entrapment »). Devenir violent est aussi souvent ce que l’ennemi désire (un mimétisme qui a été étudié par René Girard et commence à être pensé dans les relations internationales, et cela justifie son intransigeance, ses efforts d’armement, voire son expansion. Il sait aussi que les États-Unis sont capables de sursauts, comme l’a montré la politique de Reagan, prolongeant celle de la fin du mandat Carter, ou celle de George W. Bush, prolongeant la foi en la « nation indispensable » de la fin du second mandat Clinton.

Un drone Reaper de fabrication américaine (ici utilisé par l’armée britannique). Defence images, CC BY-NC

Enfin, le bilan militaire des années Obama montre que s’il n’y a presque plus de boys tués en opérations, celles-ci se sont considérablement étendues géographiquement, qu’il s’agisse de soutien au combat contre des « groupes terroristes » en Afrique, de frappes de drones, et surtout d’opérations spéciales. Le président n’a donc pas renié l’utilisation de la force, loin s’en faut : les dépenses pour les opérations n’ont pas fléchi, et des milliers de bombes et missiles ont été tirés sur Daech en Syrie, sans pouvoir même invoquer le droit de légitime défense.

Tout ne tourne pas autour du « soleil » américain

Insister tant sur le facteur américain est problématique. D’abord, c’est faire fi des dynamiques locales, nationales et régionales pour expliquer les politiques plus assertives, et penser que tout tourne autour du soleil américain. D’autre part, ce raisonnement fait partie des biais d’attribution traditionnels que chacun peut vérifier, même dans sa vie personnelle.

L’autre agit en fonction de sa nature, il ne peut être réactif, alors que moi je ne fais que réagir, et ne dépend pas de ma nature… C’est le discours actuel sur les djihadistes, qui nous haïraient à cause de ce que nous sommes et à cause de ce qu’ils sont, et non en fonction de ce que nous faisons. Tout facteur économique, social, politique, où prenant en compte les actions occidentales pour expliquer (et non justifier) la violence de l’autre est donc écarté sans ménagement. Il en est de même pour expliquer la violence contre Israël, d’autant que la critique à l’égard de la politique d’Israël est de plus en plus régulièrement assimilée à de l’antisionisme et donc à de l’antisémitisme.

Mais en sens inverse, il existe deux configurations dans lesquelles on peut estimer que l’autre réagit en fonction de ce que j’ai fait et non en fonction de ce qu’il est. D’une part, s’il ne me menace pas, semble reculer ou être moins assertif, c’est forcément grâce à ma fermeté et à ma capacité de dissuasion. On peut ainsi faire penser que si l’Union soviétique n’a pas attaqué la France durant la Guerre froide, c’est parce que Paris a la bombe atomique, et donc que celle-ci est vraiment une arme essentielle.

D’autre part, si au contraire l’adversaire ou l’ennemi prend plus de risque et se montre plus agressif, c’est forcément parce que j’ai été trop faible et qu’il en profite. Dans tous les cas, les facteurs internes, régionaux ou conjoncturels semblent secondaires, et j’estime que le monde tourne autour de moi.

Un monde repolarisé

Les analyses qui se multiplient sur un monde devenu apolaire, notamment dans les discours de Laurent Fabius, sont une extension de ce constat. C’est à cause du manque de volonté (plus que du manque de capacités) des États-Unis que le monde est devenu plus chaotique, même si la plupart des acteurs considérés aujourd’hui comme agressifs utilisent comme justification le déploiement global de force des Américains, leur volonté d’imposer leurs règles du jeu et leurs valeurs, et leurs efforts constants pour freiner l’émergence de nouveaux concurrents – argumentaire qui est sans doute en partie un prétexte, mais qu’on aurait tort d’ignorer, sans que l’on sache exactement quelle prescription politique il faudrait en tirer.

Pour Laurent Fabius, l’indécision américaine à l’été 2013 a semé le chaos en Syrie et en Irak. Philippe Grangeaud/Solfé Communications/Flickr, CC BY-NC-ND

Pour les Républicains américains, Daech serait ainsi monté en force à cause du retrait accéléré d’Irak décidé par Obama, et pour la France, du refus de bombarder Bachar al-Assad. De leur côté, les Israéliens et les Saoudiens justifient leurs choix unilatéraux en estimant que les réticences américaines à suivre leurs desiderata et à défendre leurs intérêts expliquent seuls les problèmes actuels dans la région. Dès lors, seul le réalignement de Washington sur Tel-Aviv et sur Riyad, permettrait de retrouver de l’ordre.

Cette idée que le monde deviendrait un chaos sans l’hégémonie américaine était au cœur du discours néo-conservateur. Elle était développée notamment par l’historien engagé Niall Ferguson, même si au départ ce fut une réflexion « libérale » entamée au milieu des années 1970 lorsque le cycle de la pax americana semblait toucher à sa fin. Néanmoins, le monde est sans doute davantage repolarisé (voire supolarisé) qu’apolaire.

Les questions demeurent. D’une part, cette repolarisation est-elle le produit de l’affaiblissement des États-Unis, une réaction à l’unipolarité des années 1995-2008, ou bien une évolution qui n’a pas grand-chose à voir avec Washington ? Les politiques chinoises et russes sont jugées plus assertives depuis 2008. Là aurait été le tournant, et les dysfonctionnements de la finance (notamment) américaine ont été plus dommageables pour le monde que la décision d’Obama en 2013 concernant Damas.

D’autre part, cette configuration est-elle plus dangereuse pour le monde que la bipolarité, qui n’a jamais vraiment existé car le monde fut plus souvent dominé par les États-Unis ou tripolaire (avec la Chine) durant la Guerre froide, et qui n’a pas été la « longue paix » qu’un regard global a posteriori a construit ? Cette configuration est-elle plus dangereuse que l’unipolarité qui ne fut pas seulement un temps béni entre les alarmes du début des années 1990 et celles du début des années 2010 ?

Isolationnisme et unilatéralisme

Un repli isolationniste des États-Unis est depuis longtemps un cauchemar. Nombreux sont ceux qui croient qu’il explique le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Le poids de l’aile isolationniste du Parti républicain était craint en Europe au début des années 1950. On se posa beaucoup de questions sur un possible repli après le traumatisme du Vietnam, du Watergate et des difficultés monétaires et économiques du pays au milieu des années 1970.

Il en fut de même dans les années 1990 lorsque Clinton semblait ne pas vouloir utiliser les forces armées américaines après la Somalie, lorsque la Congrès républicain à partir de 1994 s’en prenait à l’architecture des organisations internationales que l’Amérique avait pourtant construite, puis lorsque l’Administration fut paralysée par l’affaire Monica Lewinsky.

En effet, au vu des primaires de 2016, il semble que les positions isolationnistes traditionnelles de droite comme de de gauche soient plus fortes, conditions pour une Amérique plus forte pour les premiers (il s’agit davantage de « jacksonisme » et de mercantilisme que d’isolationnisme), et plus juste pour les seconds. Le candidat des néoconservateurs, Marco Rubio, a jeté l’éponge et plusieurs d’entre eux, vent debout contre Trump, commencent à rallier Hillary Clinton (tel Robert Kagan).

Faut-il redouter un regain d’unilatéralisme après l’élection présidentielle 2016 ? Ici Bernie Sanders et Hillary Clinton. Mike Segar/Reuters

En fait, c’est moins le repli que l’unilatéralisme qui est craint par les alliés, et donc le moyen de restaurer la puissance et la manière de l’exercer : après l’unilatéralisme dans un monde unipolaire (Bush), on irait vers un unilatéralisme dans un monde multipolaire, et Obama n’aurait été en cela qu’un président de transition, tenté par le multilatéralisme (sans faire ratifier plus de traités que son prédécesseur), et conscient du glissement vers la multipolarité. La France a souvent rêvé de multilatéralisme américain dans un monde multipolaire, tout en se satisfaisant d’un certain multilatéralisme lorsque le monde paraissait unipolaire.

Face à cette supposée tentation de repli existe la tentation de refaire « le coup de Fulton », à savoir sonner le tocsin en pointant du doigt une nouvelle menace prenant le relais de l’ancienne. Si les Américains réagissent à l’électrochoc, ils déploieront de nouveau leur force. En 1946, c’était le totalitarisme rouge qui remplaçait le totalitarisme brun. Le contexte du discours de Churchill est moins simple.

Mais ne peut-on pas considérer les postures churchilliennes en France, les appels à la guerre des dirigeants français, l’utilisation du terme « islamo-fascisme » par Manuel Valls, la classification par Jean-Yves Le Drian de Daech comme totalitarisme à partir d’une définition que les historiens considèrent périmée au vu des connaissances accumulées sur les régimes totalitaires, et liée à un moment historique particulier de la modernité, comme des équivalents ? Toutefois, les Américains se souviennent aussi que les puissances européennes ont, au départ, aspiré les États-Unis dans des enjeux locaux à leur profit, de la Méditerranée à l’Indochine. Et les candidats républicains jouent des menaces extérieures pour se présenter en protecteurs dans leur pays, tout en critiquant le free-riding de leurs alliés.

Dès lors, il ne faut pas seulement s’arrêter sur la politique américaine en 2013 pour comprendre l’évolution du monde, mais remontrer bien en amont, et hors des États-Unis. ll n’empêche que ce qui se joue lors des élections présidentielles outre-Atlantique cette année est important, mais sans doute pas beaucoup plus que ce qui se joue dans les rivalités inter-étatiques au Moyen-Orient, en Chine et en Russie, dans les mouvances djihadistes, dans l’évolution des marchés du pétrole et du gaz, dans les évolutions technologiques, et dans les soubresauts sociaux et identitaires produits par des décennies de néolibéralisme.

La question est également de savoir si ce qui se passe dans l’Union européenne est encore important pour le monde, et si ce n’est pas elle avant tout qui a perdu de la crédibilité.

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