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2023 : le coup de grâce au jury populaire ?

Croquis représentant la salle d'audience de la cour d'assises du Pas-de-Calais, le 09 juin 2004 lors du procès de l'affaire de pédophilie d'Outreau.
Croquis représentant la salle d'audience de la cour d'assises du Pas-de-Calais lors du procès de l'affaire de pédophilie d'Outreau (2004). Les jurés sont assis autour du magistrat (en rouge). Laurence De Vellou / AFP

Il y a encore quelques mois, en France, les crimes étaient jugés devant une cour constituée de citoyens tirés au sort. Depuis le 1re janvier 2023, ces jurés des Cours d’assises ont perdu environ 50 % des affaires auparavant portées devant eux. Viols, coups et blessures entraînant la mort sans intention ou vols à main armée : ce sont désormais les toutes nouvelles Cours criminelles départementales, ou CCD, qui s’en chargent. Et elles ne sont composées que de magistrats professionnels !

Alors que la participation des gouvernés à l’exercice du pouvoir devient une question de plus en plus brûlante, ce recul historique interroge. Pourtant, cette même perspective historique nous permet de comprendre que le jury était pensé pour périr dès ses prémices…

Un jury français d’inspiration anglaise

Revenons en arrière, plus précisément au XVIIIe siècle, à la fin de l’Ancien Régime. Le système judiciaire français est aux abois pour nombre de penseurs de l’époque. Montesquieu critique vertement le régime en place, Voltaire s’empare de procès célèbres pour en démontrer l’iniquité, le baron d’Holbach importe et traduit de la littérature anglaise pour sensibiliser l’opinion sur d’autres manières d’opérer : nous sommes dans une période qualifiée d’anglophilie. « L’herbe est toujours plus verte de l’autre côté de la barrière » diront certains, et c’est chez nos voisins anglais, qui disposent d’une organisation étatique et judiciaire différente, que nous sommes allés puiser notre inspiration.

C’est alors qu’un auteur milanais, Cesare Beccaria, publie un opuscule, Des délits et des peines, qui finit de cristalliser les tensions et mène, pour partie, à la Révolution française de 1789.

Source : Bibliothèque nationale de France.

Désireux de rompre avec l’ancien, les révolutionnaires vont alors majoritairement adopter les idées venues d’autres pays. Ici, nous nous concentrons sur le jury, et c’est précisément sous la Révolution qu’il est mis en place. Certes, les débats parlementaires autour de ce nouvel organe de la justice sont houleux. Mais la peur du gouvernement des juges, l’hostilité profonde à l’encontre des juristes et le désir de poser de nouvelles fondations conduisent à la victoire du système accusatoire et l’instauration du jury.

Voulu au civil et au pénal, il n’intervient finalement qu’au pénal, exclusivement pour les crimes (les offenses punies d’au moins 15 ans d’enfermement). Il est convoqué à deux phases du procès : la mise en accusation, forme de préparation du jugement (le jury vérifie qu’il y a assez de preuves pour mener vers une seconde phase, celle du jugement), et le jugement en lui-même (le jury tranche sur la réalité des faits : à la fin des auditions, il répond par oui ou non à des questions telles que « est-ce que M. X est coupable d’avoir tué sa femme ? »). Le juge opère uniquement en bout de course, pour prononcer la peine édictée par le code pénal et qui correspond à l’infraction retenue par le jury de jugement.

Le cadre est en place : grâce à la Révolution française, nourrie par diverses influences exogènes, nous disposons de Codes qui écrivent les interdits, de jurés populaires pour contrer la toute-puissance des magistrats, et de juges qui, en matière criminelle, appliquent la peine correspondante à l’infraction retenue par les jurés-citoyens. Néanmoins, cette toile de maître se craquèle bien vite.

Le pouvoir du jury contesté dès sa création

Dès leur mise en place en 1791, les jurés attisent le feu des critiques des parlementaires, juges, avocats… Les jurés-citoyens auraient notamment tendance à confondre leurs attributions entre accusation et jugement. En 1808, Napoléon réforme la procédure pénale pour pallier ce problème. Le jury d’accusation est le premier pion à tomber : la mise en accusation retourne aux juges. Le jury de jugement, quoiqu’attaqué, survit à cette première étape, sur le fil.

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Nous l’avons dit, l’institution du jury a été importée d’Angleterre ou, plus généralement, du fonctionnement de la justice dans les pays de common law. Le principe de répartition des pouvoirs entre les jurés et le juge est simple : aux jurés les faits, aux juges le droit. Cette répartition a vécu un temps en France, avant de faire l’objet de nouveaux chamboulements. Les gouvernements en place souhaitaient guider le jury sur des voies qu’ils considéraient plus acceptables, ou les commander indirectement.

En effet, l’une des principales critiques contre le jury tient dans sa générosité à l’égard des accusés. Au fil des ans, le législateur n’a de cesse que de modifier les attributions des jurés ou la procédure pénale pour essayer d’endiguer ce phénomène. Ce faisant, il rogne sur certains principes matriciels du jury tel qu’importé, ce qui nous pousse à parler de « jury à la française », tant notre modèle s’éloigne du patron qui nous servit de mètre étalon.

Le détricotage progressif de tout ce qui fait un jury-citoyen autonome

Si la mise en accusation a tout bonnement été retirée des missions du jury en 1808, le pouvoir de jugement, lui, sera conservé mais réduit à peau de chagrin au gré des réformes successives.

Six grandes étapes marquent cette érosion progressive, parfois insidieuse, qui se cache derrière des stratégies politiques de canalisation du jury. Dès lors que les acquittements deviennent trop nombreux, le gouvernement imagine une réforme judiciaire pour inciter les jurés à mieux condamner.

En 1810, le code pénal napoléonien est promulgué. Celui-ci ne reconnaît que les circonstances aggravantes. De fait, si les jurés admettent un meurtre, la sanction est automatiquement la peine de mort. Les jurés ont donc tendance à acquitter les personnes qui disposent de circonstances atténuantes à leurs yeux, pour éviter une sanction qu’ils estiment trop rigoureuse.

En 1824, les circonstances atténuantes sont introduites. Seuls les magistrats peuvent les accorder. Les jurés craignent alors que ces circonstances ne soient pas retenues… et continuent d’acquitter excessivement selon les pouvoirs publics.

1832 marque un tournant majeur. Face à l’échec de la réforme de 1824, le législateur réagit et mélange les attributions.

Désormais, ce sont exclusivement les jurés qui peuvent prononcer des circonstances atténuantes (ou aggravantes). Selon les hypothèses, les juges récupèrent un pouvoir officiel de mitigation de la pénalité sous certaines limites.

Auparavant les jurés déterminaient l’infraction. Désormais, ils décident indirectement de la sanction, puisque ce sont les circonstances atténuantes ou aggravantes retenues qui déterminent en partie la pénalité. La situation est paradoxale : c’est en augmentant les pouvoirs de jurés honnis que le législateur les guide sur la voie de la sévérité.

Alexandre Frambéry-Iacobone, La recherche de l’intention en droit pénal contemporain (XIXe-XXe siècles), thèse droit, Bordeaux, 2022.

La date de 1932 montre un nouveau revirement : on décide que les jurés, après avoir statué sur la culpabilité, retrouvent les magistrats pour délibérer sur la peine, offrant l’illusion qu’ils auraient un mot à dire sur le choix véritable de la sanction. Le revers de la médaille tient en ce que les jurés sont ancrés, toujours plus, dans le giron de la magistrature.

En pleine Seconde Guerre mondiale, et plus précisément en 1941, sous la gouvernance de Vichy, l’ultime barrière est franchie : juges et jurés délibèrent ensemble sur la pénalité – depuis 1932 –, et sont désormais rejoints par les juges concernant la culpabilité ; ils n’ont plus d’autonomie réelle. Pour certains, à cette date, “la Cour d’assises a perdu son intelligence et son âme”.

En 1959 est adopté le nouveau Code de procédure pénale. D’aucuns pourraient penser que le recul démocratique acté sous Vichy, entremêlant jurés et juges, ne tiendrait pas. Il est pourtant confirmé par cette réforme. Les chiffres guident la main d’un législateur qui ne tremble pas : depuis que juges et jurés statuent ensemble en 1941, le taux d’acquittement a chuté de 25 à 8 %.

2023 : le coup de grâce ?

Avec la création des cours criminelles départementales, le champ d’action des jurés est encore réduit. Des crimes qui étaient jugés par des citoyens depuis la Révolution française sont désormais exclusivement jugés par des magistrats professionnels.

Et il ne s’agit que de la face visible de l’iceberg. Le discrédit des jurés s’exprime également par la correctionnalisation massive des crimes. Ceux-ci deviennent de simples délits, jugés sans jurés, par un agile tour de passe-passe qui peut être procédural ou législatif.

Si ces correctionnalisations sont parfois salvatrices, elles s’inscrivent malgré tout dans une continuité du détricotage du rôle des jurés. Il en va de même avec l’institution des cours criminelles, qui soulève d’ailleurs de nombreuses réserves.

Difficile de ne pas y voir une nouvelle manifestation de la défiance historique que les pouvoirs publics ont à l’encontre du jury, qui coûterait trop cher, serait chronophage, laxiste… En somme, « quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage » et le jury populaire a depuis longtemps été accusé de tous les maux. Prochaine étape, la suppression totale des jurés ? L’épée de Damoclès, suspendue par un fil au-dessus du jury, ne semble pas si fictive.

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