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Deux hommes transportent des cartons depuis un camion, tandis qu'un troisième se tient sur le côté. Il porte un gilet de l'Organisation mondiale de la santé.
Des personnes déchargent des boîtes de médicaments d'un camion à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, le 23 octobre 2023. (AP Photo/Mohammed Dahman)

À Gaza et en zone de guerre, les travailleurs humanitaires sont à risque de traumatismes et de blessures morales

Alors que les travailleurs humanitaires à Gaza tentent d’assurer leur propre sécurité, ils font aussi face à d’importants obstacles dans l’acheminement de vivres aux civils.

Les vivres actuellement acheminés sont largement insuffisants. Ainsi, les travailleurs humanitaires se sentent impuissants face aux immenses besoins.

Par conséquent, ils peuvent être contraints à prendre des décisions difficiles, par exemple de décider à qui distribuer le peu de nourriture, d’eau et de ressources disponibles, se sentir abandonnés sur le terrain ou voir des situations qui transgressent profondément leurs valeurs. En raison des défis moraux auxquels ils sont confrontés à Gaza, et ailleurs dans le monde, les travailleurs humanitaires font face à un risque important de blessure morale.

Une blessure morale est un type de traumatisme psychologique qui survient après des événements qui sont tellement incompatibles avec les valeurs et attentes morales d’une personne qu’ils remettent en question les croyances fondamentales sur la justice, sur la capacité d’une personne à être un être moral et sur ce qui est bon ou juste.

Un travailleur humanitaire emballe des articles dans du plastique
Des employés des Nations unies et du Croissant-Rouge préparent l’aide à distribuer aux civils dans l’entrepôt de l’UNRWA à Deir Al-Balah, dans la bande de Gaza, le 23 octobre 2023. (AP Photo/Hassan Eslaiah)

Des choix très difficiles

Les travailleurs humanitaires sont constamment confrontés sur le plan moral. Avec une équipe de chercheurs, j’ai récemment mené une étude pour mieux comprendre quels sont les effets psychologiques de ces défis moraux. Dans le cadre de cette étude, nous avons consulté 243 travailleurs humanitaires en leur posant des questions sur leur travail, sur les événements blessants moralement qu’ils ont pu vivre et sur leur santé mentale. La plupart d’entre eux travaillaient en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie.

Nous avons constaté que 81 % des travailleurs humanitaires ont vécu au moins un événement qui était traumatisant parce qu’il transgressait des croyances morales importantes. Certains événements étaient liés aux actions des travailleurs humanitaires eux-mêmes, par exemple, en ayant eu du mal à décider comment allouer et utiliser des ressources lorsqu’elles sont insuffisantes.

Une autre étude a révélé que des travailleurs humanitaires dans le domaine médical ressentaient un profond malaise lorsqu’il devait choisir les patients gravement malades à traiter (et ceux à ne pas traiter). Ce type de décisions n’a pas d’issue positive possible.

Dans d’autres cas, les travailleurs humanitaires peuvent avoir fait quelque chose qu’ils croyaient juste, pour finalement découvrir que leurs décisions ont eu des conséquences négatives inattendues. Par exemple, en décidant de distribuer de la nourriture aux femmes et aux enfants en premier, et que ceux-ci ont été victimes d’agressions. Notre étude a identifié que les événements vécus comme des trahisons étaient ceux les plus fréquemment rapportés comme blessants.

Notre recherche montre que les travailleurs humanitaires ont le plus souvent été perturbés par les événements dont ils ont été témoins. Ils peuvent avoir du mal à comprendre certaines pratiques culturelles qui sont contraires à leurs valeurs, ou bien des comportements en situation de survie, et remettre en question leurs croyances morales lorsqu’ils voient des atrocités ou des traitements inhumains.

D’autres événements difficiles sur le plan moral surviennent lorsque des travailleurs humanitaires ont le sentiment d’avoir été trahis, par exemple lorsque leur organisation ou un dirigeant ne les a pas suffisamment protégés. Environ 27 % des travailleurs humanitaires ont fait état d’au moins un événement perturbant qui leur a donné le sentiment d’avoir été trahis.

Les impacts des blessures morales

Les personnes exposées à des événements blessants moralement sont à risque de développer une blessure morale. On sait grâce aux recherches menées sur les anciens combattants qu’une blessure morale est caractérisée par de très fortes émotions de colère, de dégoût, de honte ou de culpabilité.

Les personnes affectées par une blessure morale présentent souvent des symptômes de dépression, d’anxiété et de stress post-traumatique. Elles peuvent s’isoler de leurs proches ou avoir des comportements d’auto-sabotage. Elles ont souvent des pensées négatives sur elles-mêmes ou les autres. Par exemple, elles peuvent se sentir faibles ou avoir des idées suicidaires, et avoir l’impression d’être brisée ou que leur vie n’a plus de sens.

Les événements blessants sur le plan moral semblent être un facteur de risque important pour les travailleurs humanitaires. Notre recherche suggère qu’une proportion notable pourrait souffrir de blessure morale. De fait, nous avons trouvé que ces événements étaient associés de manière significative à plus de symptômes de stress post-traumatique et de dépression. Les événements confrontant sur le plan moral contribuaient plus fortement aux difficultés psychologiques que les événements où leur sécurité a été compromise.

Une femme âgée munie d’une canne suit un jeune homme qui porte une charge sur sa tête
Une femme âgée dans un camp de personnes déplacées suit un travailleur de la Croix-Rouge qui porte sur sa tête l’aide alimentaire qu’elle a reçue à Kibati, au nord de Goma, dans l’est du Congo. (AP Photo/Karel Prinsloo)

Aider les travailleurs humanitaires

Les travailleurs humanitaires évoluent dans des environnements complexes et souvent chaotiques. Ils sont très résilients, mais la nature de leur travail implique inévitablement des défis moraux et, par conséquent, des risques de blessure morale. Néanmoins, les individus et les organisations peuvent mettre en place certaines mesures pour réduire ce risque.

Premièrement, aider les travailleurs humanitaires à prendre des décisions difficiles pourrait contribuer à réduire leur fardeau personnel. Par exemple, la recherche menée sur d’autres professions à haut risque, comme les travailleurs de la santé durant la pandémie de Covid-19, suggère que la prise de décision en équipe, la cohésion et la discussion régulière de défis moraux pourraient réduire le risque de blessure morale.

Deuxièmement, les problèmes qui ne sont pas nommés ne peuvent pas être réglés. Il est donc important de mieux faire connaître les blessures morales en tant que risque professionnel lié à l’aide humanitaire. Les organisations humanitaires doivent mieux préparer leurs travailleurs à cet aspect de leur travail. Il est important de bien communiquer aux travailleurs humanitaires qu’ils peuvent remettre en question la moralité de certains événements et avoir de la difficulté à comprendre leurs propres actions, celles des autres et les événements qui sont perçus comme des trahisons. Cela est essentiel pour réduire la stigmatisation et valider les expériences des travailleurs humanitaires.

Troisièmement, la honte, le dégoût, la colère et la culpabilité sont des signes d’un fonctionnement moral sain. Se reconnecter à ses valeurs personnelles et aux raisons qui ont motivé le choix de travailler dans le domaine de l’aide humanitaire peut être une bonne façon de commencer à dénouer ces émotions.

Les résultats de notre étude suggèrent par ailleurs que des événements blessants moralement sont liés à une croissance psychologique pour les travailleurs humanitaires. Tout en étant douloureux, ces événements peuvent les amener à revoir leurs objectifs de vie, à développer une nouvelle compréhension de ce qui est important à leurs yeux, ainsi qu’une plus grande force personnelle. Ils sentent que leurs relations sociales sont plus intimes ou plus significatives, et ont une plus grande appréciation de la vie.

La recherche sur le bien-être psychologique de ces travailleurs est essentielle pour mieux les soutenir dans leurs fonctions et dans le travail qu’ils accomplissent.

This article was originally published in English

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