Si la Conférence sur les changements climatiques (COP24) se tient depuis le 2 décembre dernier à Katowice (Pologne), ce sont les manifestations des « gilets jaunes » qui dominent l’actualité. À tel point que le Premier ministre français Édouard Philippe a renoncé à participer à ces négociations internationales
Le rulebook qui doit être adopté à la COP24 – afin de rendre opérationnels les principes actés en 2015 dans l’Accord de Paris – ne suscite pas beaucoup d’émotion, tant le processus onusien peut paraître long, excessivement technique et mal engagé.
Les enjeux sont pourtant loin d’être négligeables, dans la mesure où ces « modalités d’application » conditionnent l’effectivité de la dynamique entérinée lors de la COP21 pour une lutte globale contre le dérèglement climatique.
Cette dynamique renouvelée par l’Accord de Paris, visant à combler ce que la chercheuse Amy Dahan désigne comme le « schisme de réalité » entre le régime climat et les avancées concrètes, repose sur trois ressorts essentiels : l’inclusion, la confiance et la solidarité.
Dans les discours des ONG, des chercheurs, et même de l’État hôte de la COP24, ces ressorts prennent la forme d’un appel pour une « justice climatique » dont les composantes ne font toutefois pas consensus.
Cette notion de « justice climatique » est-elle compatible avec le mouvement des « gilets jaunes » ? Peut-elle conduire, comme Nicolas Hulot ou le cinéaste Cyril Dion l’appellent de leurs vœux, à une convergence des luttes sociale et climatique ?
À La Réunion, territoire marqué par de très fortes inégalités sociales, le mouvement des « gilets jaunes » a abouti à un blocage complet de l’île pendant 14 jours. Il y a fort à parier que cet appel ne sera pas suivi sous la forme d’une marche pour le climat en gilets jaunes. Non par désintérêt ou conflit d’intérêts, mais parce qu’à la base, le préjudice environnemental est vécu à La Réunion comme un préjudice social.
Cette convergence des luttes existe déjà, même si elle ne se dit pas comme telle.
Convergence des luttes à La Réunion
Soulignons d’abord qu’appeler à la convergence des luttes climatique et sociale revient à nier ce que l’économiste Joan Martinez-Alier nomme « l’écologisme des pauvres » : préjudice social et environnemental sont en réalité étroitement liés.
Cet appel à la « convergence » sous-entend que les revendications des gilets jaunes nient la justification des politiques climatiques, alors qu’elles dénoncent la vie chère et l’incapacité des plus pauvres à supporter une nouvelle charge fiscale. C’est la déconnexion entre des principes de justice – y compris climatique – et leur mise en pratique que l’on retrouve dans les revendications des gilets jaunes.
Les travaux des sociologues Valérie Deldrève et Jacqueline Candau permettent ainsi d’évaluer a priori cette « taxe carbone » comme un effort environnemental injuste. Derrière ce concept d’effort environnemental, elles entendent rendre compte de la contribution différenciée des populations aux politiques publiques environnementales.
Ainsi, à l’échelle locale comme globale, « les populations les plus pauvres sont celles qui ont le moins d’impact sur l’environnement, et pour autant contribuent le plus aux politiques de protection de l’environnement, tout en bénéficiant le moins de leurs effets ». On peut dès lors considérer l’augmentation du prix à la pompe comme une contribution monétaire qui répartit inégalement l’effort environnemental et reproduit les inégalités sociales.
Il devient nécessaire de prendre en compte les sentiments d’injustice, car c’est précisément ces sentiments partagés qui rassemblent les individus sous leurs gilets jaunes. Cette communauté de justice partageant une volonté de dénoncer, permet de faire émerger une communauté de destin, malgré le pluralisme des idées, des intérêts et peut-être des valeurs des gilets jaunes.
« Tenir bon »
Parmi les revendications des gilets jaunes à La Réunion, les préoccupations environnementales apparaissent clairement sous la forme d’une volonté de revalorisation de l’échelle locale. À travers, par exemple, une mise en cause de la politique agricole centrée sur la canne à sucre, une exigence de transparence sur l’octroi de mer, supposé privilégier la production locale pour compenser la dépendance à l’importation, ou encore une demande de préférence régionale à l’embauche en reconnaissant les compétences locales.
Les solidarités spontanément apparues pour « tenir bon » lors des blocages ont également mis en exergue la volonté de privilégier le local (savoirs, produits, relations).
Ainsi, les revendications des gilets jaunes exprimées à La Réunion témoignent non pas d’une convergence des luttes – qui pourrait laisser penser à une récupération – mais d’une appropriation initiale d’enjeux multiples, y compris climatiques.
Quand c’est le pouvoir d’achat qui est revendiqué, c’est au fond le pouvoir tout court, le droit d’exister malgré les contraintes environnementales, une liberté de faire des choix favorables à l’environnement. Il s’agit de vivre sans la contrainte de la nécessité. On assiste ainsi, en dépit de l’hétérogénéité des revendications et des profils sociaux des gilets jaunes, à une convergence des désirs : pour certains, un retour à la nature par la décroissance et, pour les autres, une émancipation des contraintes environnementales et de la dépendance subie à la nature.
Dire les inégalités sans tabou
Cette lecture environnementale du mouvement social des gilets jaunes mobilise une grille d’analyse permettant de saisir la complexité du mouvement à La Réunion, comme ailleurs. Elle révèle le cumul des inégalités et invite à redonner une profondeur historique à la construction sociale du conflit, d’autant qu’il ne s’agit pas de la première lutte contre la vie chère en outre-mer.
Est-on face à un sentiment d’injustice fiscale en matière d’environnement ou à quelque chose de plus profond ?
Il est ainsi possible de s’étonner du faible traitement médiatique de la forte présence des femmes dans les barrages à La Réunion et de leur prise de parole en tant que gilets jaunes réunionnais. Les commentaires n’ont pas suffisamment identifié l’importance des femmes, ni interrogé la spécificité de leurs discours ou encore problématisé l’épreuve physique des corps des femmes (couchées sur les voitures bloquées, blessées lors des altercations avec les automobilistes…) en matière de genre.
Pourtant, la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, a elle aussi non seulement fait preuve de courage politique, mais également de courage physique en allant à la rencontre des gilets jaunes réunionnais.
Cette absence d’identification des femmes et de ce qu’elles subissent ou véhiculent comme clichés en tant que telles évite de dire ce qui est en jeu : une domination des uns sur les autres. Or, la force de la domination, c’est précisément de ne pas nommer ce qui est en jeu.
De la même manière, le fait de ne pas parler des inégalités ethniques et raciales alimente un sentiment de revanche, car la dénonciation de ces injustices est toujours soupçonnée d’appeler à la haine ou la violence. À la peur de nommer correspond une peur de réactiver les inégalités, alors que c’est en les passant sous silence qu’elles se reproduisent.
Pourtant, les gens vivent et témoignent à partir de ces catégories. Les exprimer sans tabou permettrait qu’elles soient reconnues, considérées et peut-être dépassées dans une société réellement inclusive. Le conflit peut être constructif et favoriser la confiance nécessaire à la transition écologique et solidaire.