Menu Close

À l’Ouest, le monde de la culture mobilisé pour le patrimoine d’Ukraine

Saint-Serge et Bacchus, Khanenko Museum. Khanenko Museum / Musée du Louvre

Lorsque l’on évoque la « guerre hybride » que mène la Russie depuis l’invasion totale du territoire ukrainien le 24 février 2022 et qui ajoute aux combats conventionnels des tentatives de déstabilisation variées de l’Ukraine et de ses alliés, on songe souvent aux cyberattaques orchestrées par le Kremlin ou à la pression exercée sur les opinions publiques via des stratégies de désinformation élaborées.

Mais dans la guerre menée par Vladimir Poutine, la culture est aussi devenue un champ de bataille et et, comme en témoignent les récentes destructions qu’a connu la ville d’Odessa, le patrimoine ukrainien entreposé dans les musées se retrouve en première ligne.

Ces derniers ont été confrontés à des pillages systématiques, suivis d’un rapatriement caché en Russie d’œuvres considérées comme nationales par l’envahisseur – parce qu’elles provenaient de l’époque où l’Ukraine faisait partie de l’Empire des Tsars, comme pour les œuvres des peintres Ivan Aïvazovski (1817-1900), originaire de Crimée, ou Arkhip Kouïndji (né à Marioupol, dans l’actuelle Ukraine, en 1841 et mort à Saint-Pétersbourg en 1910), ou parce que les artefacts concernés avaient une valeur symbolique particulière pour la Russie, comme les objets d’art scythes volés dans un musée de Mélitopol en mars 2022.

Ces vols ont un caractère systématique et massif : on estime qu’avant d’abandonner la ville de Kherson à l’automne 2022, les troupes russes ont emporté 15 000 objets du musée d’art Oleksiy Shovkunenko. Et aux œuvres inassimilables au canon russe, c’est la destruction qui est promise : ainsi de la maison-musée du poète et philosophe Grigori (Hyrhorii) Skovoroda (1722-1794), considéré comme l’un des pères de la littérature ukrainienne. Face à cette stratégie organisée d’appropriation ou d’éradication, les institutions culturelles occidentales ont adopté plusieurs approches pour contribuer à leur manière à la sauvegarde du patrimoine ukrainien.

Le musée Hryrorii Skovoroda avant et après la date de son bombardement. image tirée de la série « Cartes postales d’Ukraine » (Institut Ukrainien de Kiyv)

Dans l’urgence : surveiller et soutenir

Dès le début du conflit et malgré le lourd tribut payé par l’art, l’Ukraine a fait le choix politique de ne pas disperser les œuvres présentes dans ses musées en les envoyant à l’étranger à des fins de conservation : les autorités ont repris à leur compte la dimension culturelle du conflit en réinvestissant le patrimoine national. Les évacuations d’œuvre ont été essentiellement limitées à des mouvements à l’intérieur du territoire ukrainien, sous l’égide du ministère de la Culture ou de structures privées au sein du monde de l’art.

C’est le cas par exemple d’Alona Karavai, historienne de l’art, et d’Anna Potyiomkina, responsable culturelle de « La Chambre ornementale » à Ivano-Frankivsk, lieu qui s’occupe ordinairement de promouvoir l’art contemporain au niveau local et qui se consacre maintenant à recueillir les œuvres d’art et les archives menacées et a sauvé plus de 600 œuvres en un an.

L’un des premiers programmes d’aide internationale destinés à contribuer à sauver le patrimoine ukrainien s’est donc concentré sur ces tâches d’évacuation et de protection effectuées à l’intérieur du territoire : l’Unesco a ainsi proposé une formation à distance aux professionnels de la culture pour apprendre à protéger les bâtiments, à préparer les œuvres pour l’évacuation et disposer aux endroits les plus sensibles sa signalétique de défense, à savoir la marque bleue distinctive des lieux protégés par la Convention de La Haye de 1954 sur l’intangibilité des biens culturels.

Mais que faire pour ce qui ne peut pas être déplacé ? Devant le faible nombre des transferts d’œuvres vers l’étranger, dû à des difficultés logistiques comme à une volonté politique du gouvernement, c’est souvent à distance que les acteurs culturels non ukrainiens ont choisi d’aider. Émulant les dispositifs mis en place par le ministère de la Culture d’Ukraine, qui mise sur les outils numériques pour mieux témoigner du désastre, plusieurs initiatives ont vu le jour à l’échelle internationale pour cartographier en ligne le patrimoine ukrainien, inventorier les destructions et essayer, quand c’est possible, de conserver des traces au moins virtuelles de ce qui a été perdu.

C’est au premier chef le rôle de l’Unesco, qui mène une veille permanente et mentionne sur son site que sur le territoire de l’Ukraine,

« en date du 19 juin 2023, [l’organisation] confirme que 260 sites ont été endommagés depuis le 24 février 2022 : 111 édifices religieux, 22 musées, 94 immeubles historiques et/ou artistique, 19 monuments et 12 bibliothèques,1 Archive ».

Mais des collectifs en dehors de l’action publique et gouvernementale sont aussi à la manœuvre ici, comme le projet SUCHO (Saving Ukrainian Cultural Heritage Online), coordonné par des volontaires tous basés en dehors d’Ukraine, qui cherchent à identifier et digitaliser ce patrimoine menacé en utilisant des instruments numériques comme Archive’s Wayback Machine. De la même manière, Google a créé une archive digitale, Ukraine is here, qui reprend ses fameuses techniques de vue immersive de rue (street view) pour proposer des visites au sein de lieux culturels ukrainiens inaccessibles ou détruits.

Des solutions temporaires : abriter et défendre

Plusieurs musées occidentaux ont récemment eu l’occasion de s’impliquer encore plus directement dans la préservation du patrimoine ukrainien. Les expositions consacrées à des œuvres venues d’Ukraine se sont ainsi multipliées : à Paris, l’exposition « Les Facettes de la Liberté » du Centre Culturel d’Ukraine a offert un abri pour une partie de la collection de Tetyana Hrynyova, qui s’est décidée devant l’ampleur des bombardements à quitter Kharkiv, deuxième ville du pays et pour l’instant zone la plus touchée par les destructions artistiques. Sur les 4 000 œuvres majeures que son mari Boris et elle-même ont rassemblées durant leur vie, constituant l’une des collections privées majeures de l’art ukrainien des XXe et XXIe siècles, 900 ont pu être évacuées vers la France.

Affiche de l’exposition du Louvre « Aux origines de l’image sacrée. Icônes du musée national des arts Bohdan et Varvara Khanenko de Kyiv », 14 juin 2023-6 novembre 2023.

L’objet de l’exposition est double : offrir un refuge à cette collection exceptionnelle qui comprend des pièces rares et désormais très bien cotées, comme des photos d’Evgenii Pavlov, le plus grand représentant de l’école photographique de Kharkiv ; mais aussi faire connaître au grand public ces œuvres qui ont longtemps été minorées par rapport au canon russe, en particulier à l’époque soviétique. À ce titre, l’exposition fait œuvre de résistance contre le discours poutinien qui consiste à affirmer qu’il n’existe pas de culture ukrainienne spécifique.

Le Louvre, musée le plus visité du monde, a par ailleurs ouvert ses cimaises depuis le 14 juin 2023 à seize icônes précieuses en provenance du principal musée de Kiyv. L’exfiltration de ces peintures anciennes et extrêmement fragiles, qui s’est faite sous le feu de bombes russes se déversant sur le convoi, est, on l’a dit, un fait rarissime.

Elle témoigne de l’importance qu’a revêtu ce qui relève ordinairement de la diplomatie culturelle : d’une part, elle répond à un geste symétrique et opposé du pouvoir russe, qui vient d’accéder à une demande ancienne de l’Église orthodoxe en lui restituant l’icône la plus célèbre de l’art russe, « La Trinité » d’Andreï Roublev, exposée à la Galerie Trétiakov de Moscou depuis 1929. La peinture, désormais objet de culte dans la plus grande cathédrale de Moscou, devrait rejoindre le monastère de Sergueïev Possad près de la capitale – où des conditions optimales de conservation sont loin de lui être garanties.

Le musée Bohdan et Varvara Khanenko de Kiyv endommagé après une attaque en octobre 2022. Yurii Stefanya

D’autre part, là où la Russie joue la carte de l’art national, le choix des icônes transférées au Louvre, deux fois plus anciennes que celle de Roublev, souligne les efforts du pays dans la sauvegarde du patrimoine mondial et non seulement national : quatre de ces peintures proviennent du mont Sinaï et datent des VIIe et VIIIe siècles – il n’en reste en tout que douze au monde. Le titre neutre et général de l’exposition, « Aux origines de l’image sacrée », cherche autant à normaliser la présence de l’art ukrainien dans les musées occidentaux qu’à souligner que ses musées abritent des artefacts appartenant au patrimoine intangible de l’humanité.

Refuge pour les œuvres, répit pour les artistes et les collectionneurs : beaucoup d’institutions culturelles occidentales ont ainsi répondu à l’appel à la solidarité lancé par l’Ukraine. Pour certains, cette action a d’ailleurs commencé bien avant l’invasion de 2022 : dès 2014, le musée Allard Pierson d’Amsterdam s’était retrouvé au cœur d’une bataille juridique autour d’œuvres venues d’Ukraine. L’exposition qu’il avait organisée sur l’or scythe rassemblait en effet des objets venus de différents musées de Crimée – territoire ukrainien à l’ouverture de l’événement, puis envahi et revendiqué par les Russes lorsqu’il a été temps de rendre les œuvres. À qui devaient-elles être retournées, à la Russie ou à l’Ukraine ? S’en est suivie une série de procès qui ont duré près de dix ans, pendant que les œuvres concernées dormaient dans les réserves du musée d’Amsterdam : alors qu’un tribunal néerlandais avait dès décembre 2016 déclaré que les œuvres appartenaient à l’Ukraine, les musées de Crimée dont elles provenaient ont fait par deux fois appel, une première fois auprès du tribunal d’Amsterdam en 2017, puis auprès de la Cour Suprême des Pays-Bas en 2021. La décision finale, en faveur de l’Ukraine, n’a été rendue que le 9 juin 2023 et les deux pays sont maintenant en discussion pour organiser le retour des œuvres.

Un défi pour l’avenir : valoriser et renommer

Cet exemple montre comment l’actualité pousse les musées occidentaux à mieux distinguer art russe et art ukrainien. Sur le temps long, cela signifie repenser la place du patrimoine ukrainien dans les collections occidentales : en février, la National Gallery de Londres a ainsi débaptisé les « danseuses russes » d’un pastel de Degas, considérant qu’il s’agissait de « danseuses ukrainiennes » reconnaissables aux motifs folkloriques de leurs robes.

Le Metropolitan Museum of Art de New York a modifié ses catalogues pour qu’un peintre comme Ilia Répine (1844-1930), né dans une famille de cosaques près de Kharkiv, apparaisse comme ukrainien. Ici encore, il s’agit de contrer les Russes sur un terrain qu’ils connaissent bien, celui du soft power culturel : c’est ce même Répine qui avait été choisi comme pièce maîtresse d’une exposition tournante intitulée « Peindre l’âme russe » qui avait été présentée à Moscou, Berlin et Paris, au Petit Palais, à l’hiver 2021. Déjà, à l’époque, des voix s’étaient élevées contre la scénographie problématique de l’exposition parisienne, qui avec ses coupoles dorées et ses murs rouges faisait la part belle à une « âme russe » fantasmée.

Beaucoup ont souligné le paradoxe qui consistait à faire de Répine l’apôtre de la Russie éternelle, là où il a été durant toute sa longue carrière le peintre de la nature violente du pouvoir russe : une toile de 1885 représente un Ivan le Terrible hagard, tenant dans ses bras le corps du fils qu’il vient d’assassiner sauvagement. Moins nombreux étaient ceux qui, en 2021, faisaient également valoir le fait que l’artiste avait aussi choisi l’Ukraine comme sujet de prédilection. Son tableau le plus célèbre, « Cosaques Zaporogues écrivant une lettre au sultan turc » (1880-1891) où l’on voit ces populations vivant près du Dniepr, le grand fleuve ukrainien, rédigeant une missive bourrée d’insultes au souverain qui leur a demandé de se soumettre. Une version alternative de ce tableau, revendiqué par les Russes comme faisant partie de leur patrimoine et dont la version définitive est exposée à Moscou, a failli être détruite lors du bombardement russe d’un musée de Kharkiv.

Écrivant une lettre au sultan de Turquie, Ilya Répine, 1880-1891. Wikimedia

La décision de désigner les artistes ayant vécu sous l’Empire russe comme « ukrainien » plutôt que « russe » reste complexe. Mais l’invasion russe du 24 février 2022 aura néanmoins engagé une réflexion de la part des institutions culturelles pour savoir comment valoriser un patrimoine qui jusque là était resté dans l’ombre. Porter un autre regard sur les collections, c’est justement ce pour quoi plaide l’historienne d’art Oksana Semenik, qui lors d’un séjour à Rutgers University s’est livrée à un test dans les collections du musée local : sur les 900 artistes présentés comme Russes, 70 étaient originaires d’Ukraine et 18 d’autres parties de l’ex–Empire russe ou soviétique. Depuis, elle organise depuis son compte Twitter Ukrainian Art History, suivi par 27 000 personnes, des campagnes auprès des musées pour qu’ils revoient leur présentation des artistes. Son prochain combat ? Alexandra Exter (1882-1949), amazone du modernisme, que le MoMa de New York désigne comme russe alors qu’elle a vécu presque toute sa vie en Ukraine et en France. Le musée a déclaré que le changement était à l’étude.


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now