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À Marseille, l’espace public vu par ceux et celles qui s’injectent des drogues

#Mise en abîme : « C’est la fenêtre extérieure du Tipi, où du coup y a un graff dessous, j’ai posé sur le mur la boite de l’appareil photo, avec le plastique, et en fait c’est dans l’entrebâillement du volet, et on voit au fond le jardin, et en fait on vous voyait, vous. » Projet Eposim, Fourni par l'auteur

À Marseille, l'attente et les résistances liées à l'ouverture d'une salle de consommation à moindre risque révèlent une grande méconnaissance des réalités vécues au quotidien par les personnes qui s'injectent des drogues.

Les réactions hostiles à ce type de dispositif indiquent aussi une forme de frilosité quant à une réelle politique de réduction des risques, qui se caractérise par une approche pragmatique de santé publique, qui favorise l'aller-vers et une meilleure compréhension du monde social qui les entoure.

Afin de pallier cette ignorance et de mieux comprendre comment vivent les personnes qui injectent des drogues à Marseille, une enquête mobilisant une méthodologie «photovoix» a été mise en place début 2020.

Donner une voix par l'image

Cette méthode photovoix est aujourd'hui fréquemment utilisée dans les recherches communautaires et participatives afin d'approcher des terrains sensibles et de collecter des données dans le souci de mieux inclure les participants, en leur donnant une voix dans la recherche par la photographie.

#Poubelle à seringues «Les seringues ! Je les mets dans des bouteilles. Après je les rapporte ici. Il doit y en avoir quarante ou cinquante, enfin ça dépend des bouteilles, souvent j'prends des grosses bouteilles, voilà, ça recycle la bouteille… J'fais super attention, je jette jamais mon matos, sauf dans la rue, quand j'ai pas le choix…. Eposim, Fourni par l'auteur

Durant un à trois mois, nous avons donné aux participant·e·s (n=10) un appareil photographique, ici un jetable Fujifilm, 27 poses, 400 ISO, couleurs, pour qu'elles et ils prennent des clichés de leur environnement, de leurs pratiques, des outils utilisés pour l'injection ainsi que des lieux fréquentés, tout en veillant à l'anonymat et au fait de ne pas prendre de photographies identifiantes.

L'intérêt de cette approche réside dans son caractère participatif : il s'agit d'inclure les participant·e·s comme co-chercheurs et co-chercheuses à chacune des étapes de la recherche : élaboration de la question de recherche, réflexion autour des enjeux éthiques propre à la recherche, collecte des données par la photographie, analyse des photographie lors d'un entretien individuel travail de codage des photographies lors d'atelier en groupe, et enfin valorisation de la recherche lors d'expositions ou d'élaboration de dossier dans une revue d'auto-support (Sang d'Encre n°7) ou encore sur un site web.

«Expert de l'expérience»: La préparation c'est une grosse pompe de dix millilitres, tout est stérile, on se lave les mains, moi avec les collègues et tout, on met tout sur une table, des fois on essaye de prendre un truc assez propre pour le poser, voilà. On prend de l'eau, on remplit notre pompe sans mettre l'aiguille, on la remplit jusqu'à cinq, même des fois dix, on met l'eau dedans, on prend une gélule, de deux cents milligrammes, on la met dedans, on le chauffe un peu, une fois que c'est chaud, faut bien savoir, faut bien connaître le système parce que après, faut pas que ce soit trop chaud, ni trop froid, sinon après les grains ils vont mal s'écraser ou bien savoir il faut bien connaître le procédé du truc, écraser tous les grains, après prendre un filtre. Recherche Eposim, Fourni par l'auteur

Une immersion

Cette méthode permet une certaine immersion, médiée par la photographie, dans les vies des personnes et donne accès à leur intimité, au plus près de leurs pratiques.

Les entretiens réalisés à partir des photographies permettent au photographe-participant de revenir sur l'intentionnalité du cliché, d'expliquer ce que l'on regarde et d'aider à décoder les indices des consommations, des pratiques et de ces gestes du quotidien devenus banals pour elles et eux mais qui pourtant relèvent de stratégies et de débrouille qui pourraient être mises en commun ou accompagnées.

Ces savoirs de l'expérience mobilisés par les personnes utilisatrices de drogues sont indispensables à la fois dans une approche de réduction des risques et dans toute clinique des addictions. Les personnes prennent des habitudes et échangent des savoirs entre pairs. La pratique de l'injection est un geste technique qui nécessitent des outils tels que les seringues, les filtres ou encore les «cups» (récipient stérile).

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Testés en laboratoire ces outils ne sont pas toujours adaptés aux modes de consommations et aux conditions de vie précaire des personnes, notamment lorsqu'elles doivent s'injecter rapidement entre deux voitures, afin d'éviter le regard des passants.

«Entre deux voitures»: C'est la rue Thiers, en fait en bas c'est Curiol et là c'est la rue Thiers et en fait c'est des marches, je trouvais ça sympa, la prise elle est trop cool, j'aime trop. Ouais, c'est parce que là en fait tu as tous les déchets de la société. T'y as le plus vieux travail du monde qui est représenté dans c'te rue, t'y as les tox, parce que les marches elles sont prises et tout et puis en plus c'est des petites rues, t'as plein de voitures, la nuit il n'y a pas beaucoup de personnes qui passent, t'as des putes, t'as tout, genre t'as jamais les flics qui passent, ils s'en battent les couilles tu peux faire ce que tu veux ici, puis tu retrouves des seringues, tout ça, c'est sympa c'te rue, enfin pas vraiment, et puis, la voilà pour dire, tu t'caches derrière la voiture, entre les voitures, parce que on te voit pas, et puis c'est tout, voilà. Recherche Eposim, Fourni par l'auteur

Les photographies collectées permettent de documenter les lieux de consommation et les stratégies mobilisées pour faire face aux différents risques, notamment ceux liés aux contrôles de police. Les témoignages associés montrent également combien la stigmatisation est intériorisée par les personnes. La violence des termes que ce participant utilise « déchets » ; « tox » ; « putes » renvoie à la violence subie au quotidien, notamment dans le langage toxicophobe qui peut être entendu dans les familles, dans les discours politiques et parfois même jusque dans les cabinets de consultations.

«Savoir plus»: Et c'est comme il disait, tu as toute la documentation, tu as tout pour prendre ton matos et au final, tu te retrouves à t'injecter dans un endroit crasseux. Tu peux lire et t'informer sur tout, si tu te retrouves dans un endroit crasseux, tu ne peux rien y faire. Recherche Eposim, Fourni par l'auteur

Le paradoxe entre le fait de pouvoir récupérer du matériel d'injection stérile et de ne pas avoir ensuite de lieu pour consommer a fait l'objet de nombreuses discussions. Les participant·e·s soulignent les conditions très précaires dans lesquelles ils se trouvent et ils expriment ici tous les freins qu'ils rencontrent pour un accès à leurs droits et à la santé. Sans logement ou vivant dans des squats, leur pratique de l'injection dans des lieux insalubres leur fait courir autant de risques sanitaires (infectieux, santé mentale, etc.) que sociaux (intégration sociale, estime de soi).

«Invisible»: Ce qui est intéressant, aussi, c'est qu'il y a des gens, c'est la vie quotidienne, le tramway, des voitures, plein de gens qui ne se doutent pas de ce qui peut se passer à 20 mètres d'eux, dans ce lieu-là. Recherche Eposim, Fourni par l'auteur

Enfin, parmi les motivations des participants, beaucoup ont souhaité éveiller les consciences, montrer leur misère et rendre visible les conditions dans lesquelles ils se trouvent. Cette photographie des mouvements urbains vient souligner le sentiment d'invisibilité, voire d'abandon, que ressentent les personnes. L'omniprésence de la misère, à chaque coin de rue, façonne le regard des passant·e·s qui apprennent à l'ignorer, détourner le regard.

Ce projet photographique aura permis, le temps de quelques ateliers, d'interroger avec les personnes le poids du regard social, les effets du stigmate mais surtout les capacités d'expressivité des personnes lorsqu'un cadre leur est ouvert pour affirmer leurs opinions et contribuer à produire des savoirs dans le champ de la réduction des risques. Enfin, ce projet vient souligner la nécessaire ouverture d'une salle de consommation afin de répondre aux besoins de ces personnes qui font avec ce qu'elles ont.


Le projet Eposim est issu d'une étroite collaboration entre des associations communautaires marseillaises (ASUD Mars Say Yeah, Le Tipi et Nouvelle Aube et une équipe de recherche SanteRcom qui travaille sur des questions de santé communautaire au sein du laboratoire SESSTIM.

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