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À Sri Lanka, deux conceptions de la démocratie se font face

Ranil Wickremesinghe et Dinesh Gunawardena lors de la nomination du second premier ministre par le premier
Le président nouvellement élu Ranil Wickremesinghe (gauche) nomme Dinesh Gunawardena (droite) premier ministre. Colombo 22 juillet 2022. AFP

Le 20 juillet 2022, les parlementaires sri lankais ont élu président à une large majorité Ranil Wickremesinghe pour succéder à Gotabaya Rajapaksa, contraint à démissionner par d’amples manifestations. Le vote s’est déroulé avec le décorum hérité de la tradition parlementaire britannique, dans le bâtiment du nouveau Parlement inauguré en 1982, isolé au milieu d’un lac, situé à bonne distance de la capitale et de son agitation.

Dès le lendemain, le nouveau président, après avoir proclamé l’état d’urgence, a fait procéder en pleine nuit à l’évacuation des manifestants qui occupaient pacifiquement le bâtiment de l’ancien Parlement datant de 1930, situé au cœur de Colombo, alors qu’ils avaient promis de le quitter le lendemain. Cette action a été menée avec brutalité par les forces spéciales de la police et de l’armée, restées proches du président déchu.

Des militaires patrouillent sur un bateau devant le Parlement sri-lankais à Colombo, le 20 juillet 2022. Arun Sankar/AFP

Nouveau gouvernement, anciens ministres

« On en a assez des combines ! Assez des 225 ! » (225 est le nombre des parlementaires), proclament les leaders de l’Aragalaya (la lutte), qui à partir d’un noyau militant (syndicalistes étudiants, membres du Frontline Socialist Party, jeunes juristes, moines bouddhistes et religieux catholiques) avaient mobilisé contre le régime, entre avril et juillet 2022, des secteurs de plus en plus larges de la population. Ils avaient promis solennellement le 19 juillet, lors d’une conférence de presse, de ne pas entraver le processus légal de désignation du président, tout en récusant la légitimité de Ranil Wickremesinghe, considéré comme l’incarnation d’une classe politique déconsidérée.

Manifestation à Colombo, le 25 juillet 2022. AFP

En face de lui se présentait Dullas Alahapperuma, dissident du parti créé par les Rajapaksa, qui ont dominé la vie politique de l’île 17 ans durant, mais poussé par un membre de leur entourage. Le chef de l’opposition, Sajith Premadasa, leader d’une coalition, le Samagi Jana Balawegaya, d’où Wickremesinghe avait été exclu, avait accordé son soutien à Alahapperuma en échange d’une promesse de poste de premier ministre dans un cabinet d’union nationale.

Au sein du nouveau gouvernement, nombre de soutiens de Gotabaya Rajapaksa ont retrouvé les postes qu’ils avaient détenus du temps où ce dernier était à la tête du pays. Ils sont issus d’une coalition dominée par le Sri Lanka Podujana Peramuna (SLPP), plus connu sous le nom de Pohottuwa (le bouton de lotus, emblème bouddhiste choisi comme symbole électoral).

Créée par les Rajapaksa pour gagner les élections de 2020, cette coalition regroupe des politiciens issus d’une tradition de gauche (comme Dinesh Gunawardena, que Wickremesinghe a choisi comme premier ministre) et des fidèles du vieux parti nationaliste de l’ancienne première ministre Sirimavo Bandaranaike, le Parti de la Liberté de Sri Lanka (SLFP), dont les frères Rajapaksa avaient été autrefois membres dirigeants avant d’en être exclus.

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Du côté de l’opposition, l’ancien parti conservateur-libéral de droite, l’United National Party (UNP), transformé en un parti populiste implanté dans les quartiers urbains, avait pris la tête, à l’occasion des élections de 2020, de la coalition baptisée Samagi Jana Balavegaya (SJB), citée ci-dessus. Son leader, Sajith Premadasa, après avoir écarté la vieille garde représentée par Ranil Wickremesinghe, avait été rejoint par un parti de moines bouddhistes anti-modernistes, le Jathika Hela Urumaya (JHU), et par deux petites formations représentant les minorités tamoule et musulmane.

Les vestiges d’une politique post-coloniale

Ce paysage politique confus signe la décadence d’un parlementarisme dont les origines remontent à la période coloniale britannique.

Dès 1931, le gouvernement britannique accorde à l’île un statut d’autonomie assorti d’un système représentatif fondé sur le suffrage universel des deux sexes : il s’agit d’une expérience qui vise à démontrer les vertus universelles du parlementarisme, face aux mouvements nationalistes qui agitent l’Inde voisine. Elle s’appuie sur la présence d’une bourgeoisie enrichie dans l’économie de plantations, composite par ses origines ethnolinguistiques (Cingalais, Tamouls, Eurasiens), et profondément anglicisée. Entre 1931 et 1948, date de l’indépendance de l’île sous forme de dominion, cette classe superficiellement nationaliste soigne sa popularité par une politique de distribution de terres irriguées, et de subventions aux produits alimentaires.

Cérémonie d’ouverture de la première session du Parlement sri lankais le 10 février 1948, six jours après la proclamation de l’indépendance. AFP

Après l’indépendance, elle gouverne en s’appuyant sur l’UNP créé par D. S. Senanayake. Mais un de ses membres, Salomon Bandaranaike, fait défection pour créer un parti rival, le Sri Lanka Freedom Party (SLFP), qui se proclame le défenseur de la culture majoritaire (la langue cingalaise et la religion bouddhique) et des classes populaires, et emporte les élections de 1956.

Durant un demi-siècle, la démocratie représentative est structurée par la rivalité électorale entre l’UNP et le SLFP, qui alternent au pouvoir, et par les effets de la discrimination en faveur de la majorité cingalaise, qui pousse les représentants de la minorité tamoule (à l’époque 20 % de la population) à former un parti autonomiste. Les institutions ont évolué durant cette période, d’abord par l’abandon du statut de dominion (1972) puis par l’adoption d’un système présidentiel à la française (1978).

La décadence du parlementarisme

Ce système parlementaire a été contesté depuis ses débuts : durant la dépression des années 1930, par des intellectuels trotskistes qui dénoncent les effets dramatiques de l’intégration de l’économie du pays au marché mondial ; dans les années 1940 par des moines radicaux qui cherchent à combiner les principes du bouddhisme et du socialisme ; à la fin des années 1960, par un mouvement étudiant clandestin, inspiré du guévarisme, qui diffuse au sein de la jeunesse cingalaise un idéal de révolution sociale et d’autarcie économique.

Ce Janata Vimukthi Peramuna (JVP) lance en avril 1971 une insurrection qui est écrasée par le gouvernement alors dirigé par le SLFP. Peu après, la jeunesse tamoule se jette à son tour dans l’action armée, avec l’appui de la population du nord de l’île : dès 1974, l’objectif affiché est l’indépendance des régions de culture tamoule, sous le nom d’Eelam. C’est un gouvernement dirigé par le président J. R. Jayewardene (UNP) qui à partir de 1981 entreprend de réprimer violemment ce mouvement sans y parvenir.

Organisés sous la férule d’un seul chef, Prabhakaran, les Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE) prennent le contrôle au cours des années 1990 de territoires étendus et de populations nombreuses, avant d’être acculés en 2009 à la défaite, accompagnée de massacres de civils, sous la présidence de Mahinda Rajapaksa (alors SLFP). Parallèlement, le JVP reconstitué lance entre 1988 et 1990 une campagne d’assassinats ciblés contre des politiciens cingalais accusés de faiblesse face à l’expansionnisme indien, et ses membres sont les victimes d’une répression atroce, sous la présidence de Ranasinghe Premadasa (UNP).

Sri Lanka : Colombo fête la victoire, Franc 24, 20 mai 2009.

La décadence du parlementarisme vient en partie de son incapacité à intégrer les revendications de la jeunesse, sa seule réponse étant la répression : entre 1971 et 2009, une génération entière de jeunes a été victime des combats, traumatisée par les massacres, ou partie en émigration. L’armée et la police sont devenues les principaux employeurs du pays.

Il est facile d’imputer cet échec à la force des réflexes communautaires qui ont empêché l’émergence d’un sentiment national, mais en dernière analyse, c’est l’incapacité de l’ensemble de la classe politique cingalaise à fidéliser sa base électorale autrement que par le recours à une démagogie identitaire qui en est responsable. L’instrumentalisation du bouddhisme présenté comme constitutif de l’identité de la majorité cingalaise a visé le christianisme présenté comme le produit du colonialisme, dans une moindre mesure l’hindouisme shivaïte considéré comme vecteur de l’hégémonie indienne, enfin l’islam identifié à l’esprit conquérant de ses adeptes.

Elle se traduit sur le plan symbolique par la primauté donnée au bouddhisme dans la Constitution depuis 1972, sur le plan matériel par des donations considérables de l’État au Sangha (l’ensemble des moines), et sur le plan politique par des liens étroits noués entre chaque parti et telle ou telle section du Sangha.

Le népotisme, une tradition sri lankaise

Une autre tare originelle du système est l’esprit de clan et le népotisme. L’UNP a été dirigé par D. S. Senanayake, puis son fils Dudley, son neveu J. R. Jayewardene, enfin un autre neveu, Ranil Wickremesinghe.

À Salomon Bandaranaïke, fondateur du SLFP, a succédé sa veuve Sirimavo, puis sa fille Chandrika. Les quatre fils de D. A. Rajapaksa, cofondateur du SLFP, Chamal, Mahinda, Basil et Gotabaya, ainsi que son petit-fils Namal, dominent la vie politique depuis 2005.

Le président sri-lankais Gotabaya Rajapaksa (à droite) fait prêter serment à son frère aîné Mahinda Rajapaksa en tant que nouveau premier ministre du Sri Lanka le 9 août 2020. Ishara S. Kodikara/AFP

Sajith Premadasa est le fils de l’ancien président Ranasinghe Premadasa, et Dinesh Gunawardena le fils du fondateur du LSSP. Le favoritisme s’étend au-delà des liens familiaux : le parti au pouvoir fait bénéficier sa clientèle de cadeaux, promotions, dégrèvement d’impôts, privilèges divers (« perks »), toute demande ou candidature auprès des services de l’État requiert une recommandation écrite (« chit’ »).

Les politiciens entretiennent des milices mafieuses tolérées par la police qui exécutent leurs basses œuvres. Et le système se finance en ayant recours au marché mondial des capitaux.

Vers un modèle de démocratie directe

Face à cet état de choses, longtemps a prévalu le fatalisme : la corruption des politiciens était considérée comme normale, tant que l’économie restait à flot et que la paix civile était préservée. L’élection de Gotabaya Rajapaksa à la présidence en novembre 2019, sur fond de promesses démagogiques et de manipulation du sentiment anti-musulman avant et après les attentats de Pâques 2019 (plus de 300 morts dans des attaques contre des églises chrétiennes et des hôtels de luxe, revendiquées a posteriori par l’État islamique), a été suivie de la crise sanitaire, qui a contribué à la faillite financière.

Les pénuries qui en ont résulté ont mis en évidence l’incapacité et la corruption du pouvoir, et déclenché un mouvement de masse inédit par son ampleur, son caractère non violent et son dépassement des identités ethnoreligieuses. La mobilisation était déjà en gestation dans la « société civile » : en 2015, exigeant un « bon gouvernement » (Yahapalana), elle avait abouti à la défaite de Mahinda Rajapaksa, puis s’était enlisée dans les combines parlementaires. Cette fois, nombre de militants ont pour objectif de réinventer la politique sur le modèle de la démocratie directe.

Proches des idées de la gauche radicale européenne, ils remettent en cause non seulement le régime présidentiel, mais aussi le principe représentatif, proposant la création des conseils populaires contrôlant les élus. Cette tendance fait débat parmi les soutiens de l’Aragalaya comme en témoigne un article du politologue Jayadeva Uyangoda qui s’interroge sur la capacité des deux formes de démocratie à « entrer en conversation » – selon ses propres termes. En tout état de cause, le cas sri lankais, si particulier soit-il, ne peut qu’éveiller des échos chez un lecteur européen.

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