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A380 : de la prouesse technologique au fiasco commercial

La dernière livraison est prévue pour 2021. Mike Fuchslocher / Shutterstock

Cette fois c’est décidé : le 14 février 2019, Tom Enders, le PDG d’Airbus, a annoncé la fin de l’A380, le plus gros avion commercial jamais construit. Ce programme iconique de 12 milliards d’euros, au lieu des 8 prévus initialement, n’a pas rencontré le succès escompté. Avec seulement 234 unités livrées sur 313 commandées en 13 ans, on est très loin du seuil de rentabilité estimé à 1 200 avions sur 20 ans. Comme les commandes se réduisent d’une année sur l’autre alors que la production est déjà au minimum, il était temps d’arrêter les dégâts.

Un concentré d’innovation qui bat tous les records

Avec ses proportions extraordinaires, l’A380 est l’avion qui peut transporter le plus grand nombre de passagers : de 550 à plus de 800 selon les versions, sur deux ponts complets de sièges. Adulé par les fans d’aéronautique, il fait 73 mètres de long, 80 mètres d’envergure, la hauteur d’un immeuble de 7 étages et est plus lourd, plus long, plus large et plus haut qu’un Boeing 747. Avec plus de 3 millions de pièces, il est composé de matériaux composites révolutionnaires, à la fois très légers, résistants et souples, de quatre réacteurs Rolls-Royce 30 % plus puissants que ceux du Boeing 747, et du système de navigation informatisé le plus moderne de l’aviation commerciale.

La chaîne National Geographic a consacré un épisode de sa série « Megastructures » à l’A380.

Au moment de son lancement, il représente le futur de l’entreprise Airbus qui mise sur un doublement du trafic aérien dans les 20 années suivantes et la nécessité de transporter plus de voyageurs en même temps. L’A380 propose les options les plus luxueuses du monde, avec des salles de bains ou des fontaines, des chambres privatives avec lits doubles et salle de cinéma, des salons aménagés, des bars restaurants et même un casino volant.

Les designers qui ont dessiné l’A380 ont très vite été confrontés à un obstacle : l’avion était beaucoup trop lourd. Un challenge a donc été organisé pour réduire le poids de l’avion afin qu’il soit inférieur à 277 tonnes. D’autres contraintes étaient de maintenir un tarif accessible pour les voyageurs et de fournir l’avion le plus silencieux et le moins polluant du monde. Ses quatre réacteurs d’une valeur de 12 millions d’euros pièce, soit l’équivalent d’une tonne d’or, consomment 1 litre de kérosène par seconde et sont capables de fonctionner plus de 13 heures. 260 000 litres de carburants sont donc nécessaires à l’A380 pour pouvoir traverser la moitié de la planète, soit 20 % de plus qu’un Boeing 747. Plusieurs défis techniques ont été relevés conjointement par les équipes d’Airbus et de ses fournisseurs stratégiques pour parvenir à des performances encore jamais atteintes et pour réaliser des prouesses technologiques qui paraissaient impossibles.

Les fournisseurs de rang 1 sont pilotés à l’échelle européenne : les ailes sont fabriquées au Pays de Galles, les moteurs en Angleterre, le fuselage et la partie verticale de la queue en Allemagne, la partie horizontale de la queue en Espagne, l’assemblage final étant réalisé en France, à Toulouse. Une coordination mondiale est aussi à l’œuvre dans les maillons inférieurs de la chaîne logistique où certains fournisseurs appliquent également les principes de l’open innovation avec leurs propres fournisseurs. Les ailes pèsent chacune 6,5 tonnes et sont composées de 32 000 composants, livrés depuis tous les continents. Elles sont un des sous-ensembles les plus critiques de l’avion car elles doivent à la fois permettre de transporter le carburant, supporter le poids du fuselage, résister à la puissance des réacteurs et favoriser les manœuvres délicates et précises d’un avion aux dimensions extraordinaires.

Un marché de niche et une cannibalisation interne

Si l’A380 est incontestablement l’un des plus beaux et impressionnants avions de tous les temps, les controverses se sont succédé tout au long de son histoire. Dès le lancement commercial, de nombreux problèmes techniques et de coordination entre les différents sites de production ont conduit à un retard de 18 mois. Après son premier vol inaugural le 7 avril 2005, la possibilité de personnaliser l’avion s’est avérée être une cause supplémentaire de délais.

Les compagnies aériennes, qui avaient d’abord privilégié les hubs comme Singapour et Dubaï qui concentrent une grande partie du trafic, ont changé de stratégie pour mieux répartir les flux et proposer une offre plus attractive de vols directs depuis un nombre important d’aéroports de taille moyenne. L’essor des compagnies low cost va également bouleverser le transport aérien en faisant apparaître de nouveaux acteurs influents et en affaiblissant les leaders.

Le doublement en 20 ans du trafic aérien pressenti n’aura pas lieu en raison de la crise de 2008 qui aura ralenti considérablement sa croissance. Ce marché est aujourd’hui entre deux et trois fois moins important que prévu, ce qui rend plus difficile de remplir des gros porteurs. Ce n’est simplement pas rentable pour une compagnie aérienne d’avoir des vols avec un taux de remplissage moyen en dessous de 80 %. Emirates, qui détient à elle seule la moitié des A380 en circulation, dispose des ressources financières nécessaires à cette prise de risque, mais son business model et sa rentabilité sont uniques.

C’est principalement le phénomène de mimétisme d’Airbus envers Boeing, le concurrent historique, qui a conduit à ce décalage entre l’offre et une demande qui a considérablement évolué. Si certains experts affirmaient que l’A380 avait 10 à 20 ans d’avance sur le marché compte tenu des flux de passagers trop limités pour le rendre compétitif, les dirigeants d’Airbus reconnaissent maintenant que l’avion avait 10 ans de retard.

« L’ère des gros-porteurs à quatre réacteurs est finie ». Tom Enders, le PDG d’Airbus, annonce la fin de la production de l’A380 (Vidéo AeronewsTV.com).

Le lancement de l’A350, nouveau fleuron d’Airbus, rend de nouvelles destinations accessibles avec seulement deux réacteurs et ne nécessite pas deux autres avions long-courriers pour le remplacer s’il tombe en panne. Il est donc préféré à l’A380 car nettement plus facile à rentabiliser sans les mêmes contraintes.

Depuis 2015, les commandes fermes ont chuté et des rumeurs persistantes annonçaient la fin de l’A380. Aucune commande aux États-Unis, très peu en Asie. Même Air France a préféré d’autres modèles pour ses long-courriers et a réduit de moitié sa flotte. Le 15 janvier 2018, John Leahy, le directeur commercial d’Airbus, connu pour être l’homme qui a vendu 16 000 avions, déclare que si Emirates ne commande pas rapidement au moins une trentaine d’A380, il ne sera plus possible de maintenir le programme. La commande sera annoncée dans les jours suivants, mais ne sera visiblement pas suffisante.

Un désastre inévitable

Aujourd’hui, la conception même de l’avion est remise en cause. On parle de folie des grandeurs et du complexe d’infériorité d’Airbus qui a voulu à tout prix dépasser les performances du Boeing 747. La consommation excessive des quatre réacteurs de l’A380 en kérosène est un facteur de coût beaucoup trop important et dissuasif pour la plupart des compagnies aériennes. Le fait de transporter plus de passagers en une seule fois est loin de compenser la différence avec des avions plus petits mais moins gourmands et moins chers. D’autres long-courriers comme le B787 n’ont que deux réacteurs et sont plus faciles à remplir, avec des capacités situées entre 210 et 330 passagers.

Les dimensions hors normes de l’A380 nécessitent également des investissements d’aménagements spécifiques dans les aéroports qui ne sont pas nécessaires pour d’autres modèles. Les moyens de production n’étant exploités que très en deçà de leur capacité, avec seulement un avion assemblé chaque mois, il devenait intenable de maintenir le programme, pour Airbus mais aussi pour ses fournisseurs. Sans le soutien d’Emirates, qui en a fait le vaisseau amiral de sa flotte et qui est probablement la seule compagnie qui regrettera la disparition de l’A380, il y a longtemps que la décision aurait été prise. Un accord a toutefois été trouvé après l’annonce : Emirates a converti partiellement sa dernière commande en A330neo et A350, restant fidèle au groupe européen.

Le rêve de ce super « jumbo jet » imaginé dans les années 1980 et plébiscité pour son confort par les voyageurs a donc tourné au cauchemar. Malgré le prestige associé à ce bijou technologique et la possibilité de le faire encore évoluer avec de nouveaux réacteurs, des winglets (ailettes situées au bout des ailes) et un fuselage plus long, le groupe a préféré tourner la page avant la nomination de son nouveau PDG dans deux mois. La dernière livraison est prévue pour 2021 et les nouvelles versions ne verront jamais le jour.

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