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Acheter des passeports ou quand la « nationalité de papier » est affaire de fiscalité

À Saint-Kitts-and-Nevis, il est possible d’obtenir un passeport en l’échange d’un versement à un fonds de développement. Shutterstock

« Français de papier » : depuis la Première Guerre mondiale, cette expression ressurgit périodiquement dans le débat et encore tout récemment dans les discussions du projet de loi « Reconstruction », consécutives aux émeutes qui ont éclaté la première quinzaine de juillet.

L'expression, utilisée alors par la droite et l'extrême-droite et qui a provoqué de vives remous dans l'hémicycle, vise à critiquer les règles d’acquisition de la nationalité française et à stigmatiser l’immigration comme source de tous les maux. Certaines personnes seraient françaises, mais sans attaches viscérales à la France : disposant d’un passeport, elles réduiraient la nationalité à un bout de papier.

Schématiquement, l’acquisition de la nationalité d’un pays dépend en général soit du droit du sol, soit du droit du sang. Dans le premier cas, la nationalité est attribuée à la personne qui naît sur un territoire donné, principe retenu par les pays d’immigration afin de favoriser l’intégration ; dans le second, les enfants héritent à leur naissance de la nationalité de leurs parents, principe cette fois favorisé par les pays d’émigration.

La pratique a néanmoins développé une autre technique : l’achat de passeport. Il existe ainsi une catégorie de personnes disposant d’une ou de plusieurs nationalités de papiers pour des raisons davantage fiscales que fondées sur un amour immodéré de la patrie.

Rendre compte de ce marché très particulier comme nous tentons de le faire dans nos travaux et s’interroger sur sa portée en cas de contrôle fiscal pose plus largement la question des liens entre nationalité et fiscalité.

Des passeports en promo

Nombreux sont les États, dont la France, qui définissent des politiques visant à se rendre attractifs pour les personnes disposant de hauts revenus. L’idée est de permettre à ces individus de trouver dans les réglementations en vigueur des incitations à acquérir une autre nationalité.

Les stratégies peuvent être très diverses. Le premier pays à avoir adopté ce type de politique a été l’archipel de Saint-Christophe-et-Niévès (Saint Kitts and Nevis) en 1984. L’argument de vente, encore utilisé aujourd’hui, s’avère simple : en 2023, contre un versement de 170 000 dollars au Sustainable growth fund, qui vise à développer la santé, l’éducation et les infrastructures sur les îles, un couple et deux enfants se voient attribuer un passeport qui leur permet de circuler librement dans tous les États du Commonwealth. Une « promotion » de 25 000 dollars court même jusqu’en février 2024.

Antigua et la Barbade ont adopté la même politique avec le même argument : ces politiques migratoires visent à compenser l’absence de ressources de ces États. Au Vanuatu, le commerce des passeports constitue une source majeure de revenus pour l’État.

Des milliards de recettes, y compris pour l’Europe

En droit européen, le résident d’un pays membre de l’espace Schengen peut y circuler librement et bénéficie pleinement des libertés fondamentales consacrées par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Cela vaut notamment s’il décide de créer une entreprise ou de s’installer dans un autre État membre.

Certains États ajoutent même, afin d’attirer des personnes ne disposant pas de la nationalité d’un pays membre de l’espace Schengen, la possibilité d’acquérir un visa spécial qui fera office de permis de résidence. En contrepartie d’un investissement dans un pays qui propose ce type de visa – Belgique, Chypre, Espagne, Grèce, Italie, Malte, Portugal –, la personne ainsi que son conjoint et ses enfants obtiennent les mêmes droits que ceux d’un résident d’un État membre de l’espace Schengen.

Chaque pays pose ses conditions. Par exemple, en Italie, il faut investir 250 000 euros dans une start-up italienne ou 500 000 euros (au lieu de 1 000 000 euros auparavant) dans une entreprise locale. En Autriche, la réglementation distingue l’acquisition du titre de résidence pour un montant minimum de 40 000 euros investis dans une entreprise autrichienne et l’acquisition directe de la nationalité en contrepartie d’un investissement de 10 millions d’euros dans une entreprise ou d’une contribution d’au moins 3 millions d’euros à un fonds de développement gouvernemental.

Dans un communiqué de presse en date du 15 février 2022, le Parlement européen indiquait que ces programmes ont bénéficié à près de 130 000 personnes entre 2011 et 2019, générant plus de 21,8 milliards d’euros de recettes pour les pays concernés. Le marché serait en pleine expansion ; en 2014, à l’échelle mondiale, il était évalué à 25 milliards de dollars.

Si le Parlement européen s’est prononcé pour l’interdiction de la vente de passeports de pays membres de l’espace Schengen, il ne remet pas en cause le principe de l’acquisition d’un statut de résident en contrepartie d’un investissement. En dépit de menaces de procédures européennes, les États membres peuvent considérer qu’il est financièrement plus rémunérateur de poursuivre de telles politiques.

Il aura fallu la guerre entre la Russie et l’Ukraine pour que l’Union européenne mette fin au programme des « visas dorés » tout simplement parce la volonté affichée de saisir des avoirs (dont notamment des biens immobilier ou mobilier de valeur, tels que des yachts de luxe) détenus par des personnes de nationalité russe visées nominativement est moins aisé à partir du moment où elles disposent d’un visa, voire d’une nationalité d’un pays de l’Union européenne.

Nationalité ou résidence ?

En droit français, l’imposition d’une personne dépend généralement de l’identification de son domicile fiscal et non de sa nationalité. Lorsqu’une personne dispose d’intérêts économiques entre deux pays liés par une convention fiscale, la nationalité n’intervient comme critère d’imposition qu’en dernier lieu, c’est-à-dire si les administrations fiscales n’ont pas réussi à identifier un lieu de résidence habituelle. En cas de double nationalité, il revient aux États de se mettre d’accord sur le lieu d’imposition de la personne, sans que cela n’exclue au passage une double imposition. En privilégiant la résidence sur la nationalité, il est apparemment sans conséquence pour l’État qu’une personne cumule plusieurs nationalités.

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Cependant, le fait de disposer de deux nationalités avec deux adresses distinctes crée mécaniquement un obstacle à la taxation. Il faut alors que l’administration fiscale identifie le lieu de résidence du contribuable et les flux de revenus pour pouvoir les imposer et qu’ensuite elle effectue une démarche auprès de l’autre État concerné. Un autre élément peut en outre compliquer fortement ces procédures : la possibilité que certains États offrent aux individus de changer complètement leur état civil.

Bien évidemment, il est possible de mettre à jour ce type d’artifice, mais à la double condition de renforcer les moyens de contrôle et que les États coopèrent en matière de transmission d’informations. Le fait que les États, à commencer par la France, simplifient les procédures pour modifier l’état civil offre incontestablement de nouvelles opportunités pour les personnes qui cherchent à éluder l’impôt.

Une nationalité française moins « intéressante » ?

La tentation est ainsi grande de chercher également en droit français à faciliter l’imposition des personnes non résidentes sur le territoire français à partir d’un critère de nationalité. Ce point a fait l’objet d’un débat parlementaire au printemps lors de la ratification de la convention fiscale entre Andorre et la France, dont la rédaction est le décalque de celle de la convention France- États-Unis. En l’occurrence, cette convention stipule :

« Nonobstant les dispositions de tout autre article de la présente Convention : la France peut imposer les personnes physiques de nationalité française résidentes d’Andorre comme si la présente Convention n’existait pas. »

Cette évolution, rupture conceptuelle par rapport à l’approche classique fondée sur le lieu de résidence de la personne, si elle se généralisait pourrait entraîner une multiplication des demandes de renonciation à la nationalité française.

En résumé, l’expression du désir d’appartenance à une Nation, l’adhésion aux valeurs nationales, à l’heure de la mondialisation dépendrait davantage du montant des impôts que la personne peut être amenée à acquitter. Libre à la personne de choisir sa nationalité en fonction des avantages qu’elle procure. Nous arrivons ainsi à un stade où la nationalité n’échappe pas à la logique de marchandisation. Les « Français de papier » ne sont pas celles et ceux qui sont visés par ceux qui utilisent cette expression aujourd’hui.

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