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Afrique : écrire une histoire numérique commune

Trois personnes devant des ordinateurs
Le Baby Lab est le premier laboratoire de fabrication numérique (FabLab) de Côte d’Ivoire, installé dans le quartier populaire d’Abobo à Abidjan. © Guiako Obin, Baby Lab

Les crises politiques qui frappent aujourd’hui certaines anciennes colonies françaises en Afrique de l’Ouest expriment, parfois par la défiance et la violence, une volonté profonde de se défaire des modèles importés de l’étranger. Pour le philosophe Achille Mbembe, ces crises sont porteuses d’un grave danger pour les sociétés africaines, l’influence occidentale et le libre marché risquant d’être remplacés par un néo-souverainisme autoritaire.

Malgré leurs limites et leurs fragilités, les communs numériques nous semblent porter en germe un modèle de développement alternatif, qui élargit le champ démocratique tout en préservant les communautés, humaines et non humaines, et les écosystèmes. Les communs renvoient à des pratiques collectives où des citoyens, des habitants, des usagers produisent, gèrent, protègent des ressources, matérielles et immatérielles, dans des domaines variés.

Définir ses propres solutions

En 2007, des violences éclatent au Kenya à la suite d’une élection présidentielle contestée. En quelques jours, des blogueurs ainsi que des entrepreneurs et développeurs de l’écosystème numérique kényan créent une plate-forme nommée Ushahidi (« témoigner » en swahili) pour recueillir des témoignages de citoyens, par SMS et sur le Web. Plus de 40 000 témoignages, géolocalisés et horodatés, sont partagés sur cette plate-forme et deviennent une source d’information essentielle sur la situation au Kenya.

L’exemple d’Ushahidi, bien que daté, est remarquable. Il illustre la place importante prise par les technologies numériques au sein des sociétés africaines. Les innovations africaines dans le domaine de l’intelligence artificielle confirment aujourd’hui la rapidité avec laquelle de nombreux citoyens du continent s’approprient ces nouvelles opportunités pour inventer leurs propres solutions.

Mobiliser l’intelligence collective

Ce sont les modes de gouvernance de ces innovations numériques qui interpellent. Leur réussite n’est en effet pas basée sur la mise au travail de bénévoles par une société privée : les communautés qui les utilisent participent également à leur design, leur développement et leur mise à jour technique. Elles peuvent accéder à toutes les ressources produites collectivement, les modifier, les copier et les redistribuer de manière illimitée.

Ce modèle de production est propre à celui des logiciels libres, et plus largement à celui des communs numériques. Ce sont des groupements paysans, des coopératives d’habitat, des lieux hybrides, mais aussi des plates-formes collaboratives. Les communs renvoient aussi à un concept qui met en débat l’alternative aux dominantes du tout État ou du tout marché. Pour l’économiste togolais Kako Nubukpo, ils participent à une économie du partage fortement ancrée dans les pratiques et la réalité des sociétés africaines.

Pamoja Net est un réseau wifi communautaire mis en place à partir de 2016 sur l’île Idjwi du lac Kivu en République démocratique du Congo.
Pamoja Net est un réseau wifi communautaire mis en place à partir de 2016 sur l’île Idjwi du lac Kivu en République démocratique du Congo. La Différence Asbl

Alors que l’idée même de développement est en crise, la nouvelle place offerte aux communs promet de redonner du pouvoir d’agir aux sociétés africaines. La grande diversité de communs numériques identifiés sur le continent indique que les dynamiques portées de façon autonome par des communautés africaines peuvent jouer un rôle important dans l’avenir du continent.

Le numérique africain, au-delà des start-up

Les communs numériques accompagnent la critique de la montée en puissance sur le continent d’un modèle entrepreneurial basé sur la privatisation, le fractionnement de la connaissance et la compétition.

La conception dominante du numérique dans les discours et dans les stratégies des États africains et des organisations internationales est celle d’un recours à des innovations technologiques de rupture et à l’entrepreneuriat privé pour accélérer l’optimisation et la transformation de leurs économies. Ces conceptions techno-utopistes sont largement inspirées des trajectoires de start-up dans les pays occidentaux, qui offrent des services dématérialisés permettant des économies d’échelle importantes et des croissances exponentielles.

Des études empiriques montrent que ces imaginaires ne correspondent pas à la réalité de l’innovation numérique africaine. L’entrepreneuriat numérique africain, dont l’intensité est inégalement répartie sur le continent, est davantage tourné vers des marchés urbains, à des échelles locales et régionales, et repose sur une innovation incrémentale qui associe des infrastructures de proximité non délocalisables à leurs offres de valeur. Face aux nombreux échecs des applications développées à l’attention des agriculteurs pour optimiser les chaînes d’approvisionnement, la plate-forme AgroCenta au Ghana a par exemple misé sur des partenariats avec une trentaine d’agents de terrain pour assurer la relation avec les petits exploitants agricoles au travers d’une application mobile et gérer les stocks. Lancée en 2015, la plate-forme AgroCenta fédérait en 2021 près de 48 000 agriculteurs de différentes régions du Ghana et a élargi ses services aux services bancaires et d’assurances.

Élargir le champ des communs numériques

L’entrepreneuriat ne permet donc pas à lui seul de renverser la table et de dépasser les inégalités structurelles de l’économie numérique, aussi bien sur le plan local (défis importants en matière de gouvernance, d’infrastructures et d’accès à des services publics essentiels) que sur le plan international (mécanismes de captation de la valeur produite par une poignée de centres d’innovation).

Les communs numériques semblent ici offrir des voies d’atténuation et de transition des modèles économiques actuels. Les nombreux jeunes entrepreneurs et entrepreneuses peuvent en effet bénéficier d’accès à certaines ressources globales qui font figure d’infrastructures immatérielles d’une économie de la connaissance, tels que les outils de gestion des informations de santé développés sur la base du logiciel libre OpenMRS. Les communs numériques enracinés localement permettent par ailleurs à tous d’accéder à des informations, des services et des outils favorisant la création de valeur locale, comme le montrent les données géospatiales collectées et rendues disponibles sur OpenStreetMap.

Densité des contributions sur OpenStreetMap en Afrique. Data http://openstreetmap.org contributors, ODbL, Imagery Martin Raifer, cc-by, overlay Mapbox

Enfin, lorsqu’ils sont portés par des communautés de pratiques, ils jouent un rôle de connecteurs socio-économiques et de moteurs d’apprentissage mutuel, sur la base de projets concrets de collaboration. Le projet AfricArXiv, archive numérique ouverte pour le libre accès aux résultats de la recherche africaine, offre ainsi la possibilité aux chercheurs et chercheuses du continent d’échanger, de collaborer et de rendre visibles les savoirs africains.

Une autre histoire du numérique

En ce qu’ils favorisent une répartition plus équitable des capacités d’innovation et des conditions de concurrence, les communs numériques offrent des voies de développement et de partenariats multi-acteurs en mesure de défendre et porter les réalités, les besoins et les solutions endogènes à l’Afrique. L’étude des pratiques africaines des fab labs permet d’affirmer que ce mode de gouvernance favorise une appropriation technologique locale, par exemple à travers la collaboration avec le secteur informel, et promeut ainsi la justice cognitive, l’inclusion, l’autonomisation, et la décolonialité.

Dans ce contexte, les communs contribuent non seulement à écrire une histoire africaine du numérique, mais aussi à écrire une histoire globale du numérique vue d’Afrique. Ouverte aux communautés marginalisées dans le monde entier, la plate-forme Ushahidi, librement réutilisable et modifiable, a aujourd’hui été utilisée plus de 200 000 fois dans 160 pays par des citoyens menacés par des catastrophes naturelles, des violations des droits humains, de corruption ou de harcèlement.


Cet article s’appuie sur un travail cartographique consacré aux communs numériques en Afrique subsaharienne et sur l’ouvrage L’Afrique en communs. Tensions, mutations, perspectives publié en août 2023.

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