« Un cas d’école d’hystérie féminine ! », conclut un drôle de médecin en blouse blanche dans la nouvelle production de Disney, Alice de l’autre côté du miroir.
Ce n’est certainement pas la première fois qu’Alice est associée à la folie. Les jeux vidéo American McGee’s Alice commencent dans un asile, et nombre d’analyses relèvent la similitude entre le nouveau film et le Retour à Oz de 1985, dans lequel une Alice américaine, Dorothy, est transférée dans une maison de fous de l’époque victorienne à cause de ses rêves fantasques.
Ce rapprochement ne surgit pas du fond d’un chapeau : les romans de Lewis Carroll sont truffés de références à la folie, et la plupart existent indépendamment de leur contexte, comme pour l’épisode du thé du Chapelier fou. C’est tout juste si un homme politique du siècle dernier n’a pas été assimilé à l’un des participants et paré d’un chapeau étiqueté « 10/6 ». C’est dans cet esprit qu’Alice de l’autre côté du miroir nous projette dans une nouvelle aventure : après avoir traversé une grande glace pour s’échapper de l’asile, Alice doit sauver le Chapelier fou en remontant le temps.
La folie est devenue un sujet populaire depuis que le tristement célèbre Bethlem Royal Hospital a ouvert au XVII siècle ses portes aux visiteurs. Dès lors, les foules se sont précipitées pour y observer les épouvantables conditions de détention.
Par la suite, les détenus de l’asile faisaient le tour des maisons pour chanter, souvent couverts de la paille sur laquelle ils dormaient, créant ainsi un stéréotype qui continue de vivre dans Alice. Le Chapelier fou de Carroll fredonne la chanson absurde « Brille, brille petite chauve-souris ». Et « avoir de la paille sur la tête » ne fait pas seulement référence à l’état mental du Roi Lear de Shakespeare, mais concerne aussi la représentation du Lièvre de mars par l’illustrateur John Tenniel.
Avec la révolution industrielle et ses effroyables conditions de travail, le nombre d’admis dans les soi-disant « asiles des pauvres aliénés » issus de la classe ouvrière grimpa en flèche. Les patients détenus reflétaient généralement les secteurs d’activité locaux : travailleurs de l’industrie du textile et de la chaussure, tisserands, tailleurs, et vous l’aurez deviné, chapeliers. Ils étaient d’ailleurs bien plus épuisés par le travail, tuberculeux ou affamés, que victimes d’un empoisonnement au mercure.
Tea time à l’asile
L’un des officiers de la Lunacy Commission, l’instance pour la supervision des asiles, était en fait l’oncle de Lewis Carroll, Robert Wilfred Skeffington Lutwidge. Son travail livre des éléments de compréhension stupéfiants sur la folie dans Alice. Au lieu des incarcérations et des camisoles de force, les psychiatres progressistes victoriens appliquaient la méthode du non-restraint. En occupant les détenus au jardinage ou à la couture, ils ont vendu des produits et généré des revenus supplémentaires pour leurs institutions.
Des bals et des concerts étaient organisés pour les divertir, et présentés au monde extérieur comme des spectacles. Les visiteurs admiraient la socialisation de ceux que l’on croyait auparavant incurables – comme le pensait Charles Dickens. Ces activités reflétaient les us et coutumes de la haute société victorienne, incluant même des thés. Un rapport du York Retreat, institut tenu par l’un des pionniers du non-restraint, Samuel Tuke, prouve qu’ils ressemblaient au thé de Carroll :
La surintendante […] convie occasionnellement les patients à un thé. Tous ceux qui y assistent, vêtus de leurs plus beaux habits, rivalisent de politesse et de bienséance. Le meilleur tarif est garanti, et les visiteurs sont traités avec toute l’attention possible […] Les patients contrôlent merveilleusement bien leurs différentes inclinaisons ; et la scène est à la fois curieuse, touchante et satisfaisante.
Carroll a lui-même visité un asile de ce type au moins une fois, et a beaucoup dialogué avec des psychiatres professionnels.
Tous fous ?
Les historiens contemporains, tels qu’Elaine Showalter dans son livre The Female Malady, ont jugé ces méthodes progressistes de façon plus critique. Ils ont expliqué qu’elles avaient été initiées par des hommes des plus hautes strates de la société et qu’elles imposaient des normes de genre et de classe, traitant les malades mentaux comme des enfants.
Pour Carroll, ces éléments permettaient de dresser une critique morale. Alice ébranle les structures strictes et condescendantes du monde victorien, les décrivant comme « rien d’autre qu’un paquet de cartes ». Pour la scénariste de Disney Linda Woolverton, elles fournissent la base de sa critique du genre. Pour métamorphoser Alice en capitaine de navire douée pour les affaires, elle a « fait beaucoup de recherches sur les mœurs victoriennes et sur la façon dont les jeunes filles étaient censées se comporter, avant de faire exactement l’inverse ».
Et la folie, comme opposition au statu quo « rationnel », s’avère être une bonne excuse. À l’époque victorienne de la science et de l’empirisme, la démence était considérée telle une menace à la rationalité. Certains éminents psychologues victoriens cataloguaient le rêve comme un état annonciateur de la maladie ; la frontière entre l’éveil, le rêve et la folie était floue (le pays des merveilles représentant, bien sûr, un rêve).
Dans l’œuvre de Carroll, cette frontière est symbolisée par un miroir. Tout comme le cristallin de l’œil sépare le monde rationnel et manifeste du monde spirituel, transcender le miroir nous transporte dans un monde immatériel, un espace où l’impossible devient possible – y compris le voyage dans le temps, inversant les normes de genre, de fonctions, ainsi que les restrictions sociales.
On attribuait l’hystérie féminine à une stimulation excessive de l’imagination, la faculté créative mentale prenant le dessus. L’état psychologique d’Alice ne vient donc en aucun cas de la consommation de plantes psychédéliques, comme la version de Pink de la chanson de Jefferson Airplane, White Rabbit, a pu l’insinuer.
C’est peut-être ce lien historique avec la folie qui, permettant de bousculer les normes sociales, rend les aventures d’Alice si intéressantes encore aujourd’hui. Le plus grand potentiel du film actuellement en salles réside dans son effort à redéfinir les identités et contester la restriction des systèmes passés et actuels. En gardant à l’esprit l’idée selon laquelle nous sommes tous probablement fous.
Traduit de l'anglais par Diane Frances.