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Amelia Rosselli ou le mal des fantômes

Amelia Rosselli. Capture d'écran TV

D’Amelia Rosselli, il pourrait être dit qu’elle fut la fille du fameux Carlo Rosselli (1899-1937), journaliste et homme politique italien engagé, antifasciste, parti trop tôt, tragiquement pris dans son siècle – assassiné. Que cette mort a marqué la fille puis la femme jusqu’à la moelle, à vie. Il pourrait être dit aussi qu’elle fut folle, schizophrénique. La preuve : elle s’est suicidée à cause des voix qu’elle entendait (tiens, une autre…). Il pourrait être également dit que ce fut une grande amoureuse, qu’elle aimait les hommes « mûrs » (l’Œdipe…), qu’elle eut une vie fantasque et artiste au cœur de l’intelligentsia romaine de l’après-guerre. Qu’elle fut publiée tardivement grâce à Pasolini qui préfaça son premier recueil imprimé mais qui n’en comprit goutte – d’après elle –, prenant pour « lapsus » ce qui était une intense et usante recherche de linguistique pure. Nous pourrions dire d’elle qu’elle était la cousine d’Alberto Moravia, tant d’autres choses encore (mère anglaise morte précocement également, histoire douloureuse faite d’exils multiples, divers chagrins d’amour, etc.).

Le corps de la créatrice

C’est ainsi trop souvent que, des femmes écrivains, on explique le talent. Femmes écrivains ou artistes. Par la biographie ou par l’Autre : l’homme, l’époux, l’amant, le mentor, la famille. Mais qui se soucie du nombre des maîtresses de Baudelaire ? Qui se souvient des femmes de René Char ? Et la mère d’André Breton, que faisait-elle de son garçon ? Et quid de Georges Perec ? Autant dire que quand il s’agit de femmes créatrices, la critique – quand critique il y a – prend cent ans de retard au moins sur celle de leurs homologues masculins. Dépressive, hystérique, nymphomane même (relisons les commentaires sur Duras du temps de la dame) : on a le choix des étiquettes. L’œuvre doit ensuite être lue à travers ce prisme, donc toujours rattachée à un hors-texte qui est le corps de la femme qui l’a produite, et sa moralité finalement. La créatrice est jugée comme une mère, jugée qui plus est comme une mère sous le Second Empire.

Document se prête particulièrement bien à ce genre de critique patriarcale – qui peut être aussi bien le fait de femmes tant on aime à reproduire ce qu’on nous a enseigné : « surtout reste à ta place ». Daté de « 1966-1973 », cet épais recueil nous promet une entrée dans le réel (le document de l’historien contre le monument du flâneur), plus particulièrement dans les sept années de la vie d’une femme, de cette femme fragile et cinglée, qui se raconte et raconte l’histoire, son histoire, à la première personne du singulier.

Un parcours rapide de cet impressionnant et beau volume (beau par sa facture et impressionnant du fait des 175 pièces qu’il propose) confirmerait cette thèse : nous serions face à une écriture de l’intime de la part d’une femme qui s’adresse, à la première personne, à ses proches (« Pour Gianfranco » p. 181, « Lettre » p. 112, « À Renato » p. 12) un peu au fil des jours (« Neige 1973 » p. 193, « Le Christ (Pâques 1971) » p. 185).

Passer entre les langues

Or Amelia Rosselli est une travailleuse de la langue. Musicienne d’abord (elle s’intéresse de près à l’ethnomusicologie) puis très attirée par la psychanalyse, grande érudite, proche du Gruppo 63, Amelia Rosselli se met à écrire dans les années 1950 et n’a de cesse, dès lors, de passer entre les langues. Elle en parle et en écrit au moins trois : l’anglais de la mère, l’italien du père et le français du pays où elle est née. Et c’est constamment dans le creux des deux autres qu’elle s’emploie à travailler l’une plus particulièrement. Certes nous comprenons que l’absence d’une langue maternelle (langue natale en fait) soit parfois vécue comme une souffrance existentielle venant emblématiser le caractère lacunaire de la parole. Mais la pluralisation des univers linguistiques de référence ne pourrait-elle pas être lue plutôt comme le principe d’une plus grande jouissance quant au jeu des possibles que l’on peut faire entre les idiomes ? Le travail d’une autre cosmopolite, Hélène Cixous, va, comme celui de Rosselli il me semble (mais je ne maîtrise pas l’italien), dans ce sens.

A Rosselli opera poetica. Author provided

Le temps est loin, et heureusement, où la langue de l’Académie emblématisait la nation à laquelle tous nous devions vouer un culte. Car nous en parlons toujours plusieurs. Puis la langue n’est jamais la nôtre, jamais unie, jamais transparente, comme l’a bien montré Jacques Derrida. Tel est le fondement politique de la poétique d’Amelia Rosselli, elle qui fut aussi grande lectrice de Joyce, de Lewis Carroll, des surréalistes, de Jacques Lacan. Même si cette recherche linguistique est moins évidente dans Document, œuvre de la maturité, assagie, et même si cela passe moins en français que dans la langue originale – et originale aux deux sens –, son orfèvrerie linguistique s’actualise néanmoins toujours et avance par éclats et épiphanies d’autres langues, de dialectes, de néologismes, qui créent des trouées de sens, des échappées de sons en vue d’ouvrir et d’ensemencer ce que nous disons, donc ce que nous pensons du monde.

Artifex qui témoigne

Et si je il y a ici, c’est un je humble sur le mode mineur qui se dessine, un je en sourdine qui fait entendre la remarquable constance de sa voix (la voix du je) bien loin des vicissitudes de la vie personnelle de la vraie Amelia pendant ces années-là (mais où est le vrai ?). Une voix qui dit, qui écrit avec mesure et raison, comme on pétrit une pâte étrange et familière. Avec malice aussi. Et circonspection. Le poète que nous entendons alors est un artifex qui témoigne simplement (mais personne n’est dupe) de notre commune humanité. Voilà en quoi il y a Document. Car en ces territoires de l’Arctique poétique, qu’on dise « une fleur » ou « je », musicalement ne se lève jamais que « l’absente de tous bouquets », pour citer Mallarmé, autre auteur qu’elle aimait.

Certes Amelia Rosselli vécut comme nous le savons, souffrit comme nous le savons, du moins extérieurement. Mais son écriture, parce que justement écriture il y a, se porte bien au-delà. Qu’on laisse cette femme reposer en paix, qu’elle garde ses démons secrets. Car l’initiative est aux mots et seuls ils s’adressent à nous désormais :

Quelle action choisir, prévoir, hériter ?
Un morceau de pain pour chien sans muselière
est mieux qu’écrire en vers
blancs de jets lacrymogènes, pour des bans
de gens tous sans importance ou muselière
qui écrivent en gagnant ou en perdant toutes
les causes : alors que dehors le temps jouit
et explose, sans ton intime perplexité
intimité de choses passées et perdues alors que
tout entière occupée à écrire des vers blancs
tu allais en lisant ce qu’on ne put

faire.

Quale azione scegliere, prevedere, ereditare
Un pezzo di pane a cane senza museruola
è meglio che questo scrivere in bianchi
versi di getti lacrimogeni, a branchi
di gente tutta senza importanza o museruola
che scrive vincendo e perdendo tutte
le cause : mentre fuori il tempo gode
e esplode, senza la tua intima perplessità
intimità di cose andate e perdute mentre
tutt’occupata a scrivere versi bianchi
andavi leggendo quel che non si poté

fare.

Amelia Rosselli Document La Barque. Rodolphe Gauthier, Author provided

Amelia Rosselli, Document (1966-1973). Édition bilingue italien-français. Traduction et postface de Rodolphe Gauthier, suivies de « Mots pour Document » par Olivier Gallon. Paris, La Barque, 2014, 320 pages.

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