1 000 milliards de dollars. Tel est le montant astronomique prévu dans le cadre de la loi sur les infrastructures (Infrastructure Investment and Jobs Act, IIJA) portée par l’administration de Joe Biden depuis qu’elle a été ratifiée par le président en novembre 2021.
Depuis lors, près de 400 milliards de dollars ont été effectivement engagés – une somme historique, pour un réengagement fédéral historique en faveur des infrastructures de la première puissance mondiale. Pour le ferroviaire, ce sont près de 66 milliards de dollars qui ont été mis sur la table, soit la somme la plus importante depuis la création en 1970 de l’opérateur ferroviaire national Amtrak, qui gère et exploite l’ensemble des services ferroviaires nationaux.
Il convient de rappeler à cet égard que le train ne représente que 0,2 % des déplacements interurbains aux États-Unis – chiffre en progression régulière mais qui pèse peu par rapport à la voiture et à l’avion. Depuis des décennies, le pays a tourné le dos au train et délaissé les investissements dans ce mode de transport.
Le réseau d’Amtrak s’étend sur près de 34 000 kilomètres. Mais l’essentiel du réseau ferroviaire étatsunien (220 000 km au total) est privé, et appartient aux entreprises de fret ferroviaire. Ces acteurs historiques (Union Pacific, BNSF, etc.) sont les véritables maîtres du réseau ferroviaire du pays, dont 70 % sont entre les mains des six plus grandes entreprises de fret (dites de classe 1). Pour faire circuler ses trains, Amtrak dépend donc de ces géants ; ceux-ci sont légalement tenus d’accorder à Amtrak la priorité de circulation, mais ils ne respectent que rarement cette disposition. Pour les entreprises privées de fret, les trains de passagers sont plutôt des nuisances.
Un réseau conventionnel déséquilibré
Amtrak, qui exploite des services ferroviaires desservant plus de 500 agglomérations, des plus grandes métropoles à des petites villes rurales, a transporté en 2023 28,5 millions de passagers. Cette fréquentation est en forte hausse par rapport à 2022 (22,9 millions) mais encore loin du record pré-Covid (32,5 millions de passagers en 2019). À titre de comparaison, en France, la SCNF a transporté 24 millions de voyageurs… pour la seule période estivale en 2023.
La géographie d’Amtrak se structure à partir de trois composantes.
D’abord les services de longue distance, qui constituent la colonne vertébrale du réseau, héritée des heures glorieuses du train à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les noms de ces quinze services font référence à un imaginaire révolu du train (California Zephyr, Coast Starlight, Empire Builder, etc.). Ce sont les services qui assurent des liaisons continentales et qui conservent une fonction de desserte rurale et d’accès équitable au train.
Ils ont le plus souffert de la concurrence de l’avion : le Coast Starlight relie Seattle à Los Angeles en 35h contre 2h45 en avion. Ces services de longue distance, rarement parcourus de bout en bout, sont financés par le gouvernement fédéral et sont les plus déficitaires : en cumulé, ils n’ont transporté que 3,9 millions de passagers en 2023.
Ensuite, les services régionaux, dits state-supported (parce qu’ils sont depuis 2008 à la charge des États fédérés), qui constituent le fer de lance de la renaissance ferroviaire étatsunienne. La trentaine de services régionaux a transporté en 2023 quelque 12,5 millions de passagers.
Ces services desservent pour l’essentiel des territoires très urbanisés et les principales agglomérations du pays. Cinq d’entre eux dépassent le million de voyageurs annuels dont les trois californiens (Pacific Surfliner, San Joaquin, Capitol Corridor) qui illustrent bien la position de la Californie comme « laboratoire du renouveau ferroviaire ». Six de ces services régionaux dépassent les 500 000 voyageurs par an, par exemple le corridor des Cascades entre Seattle et Portland (669 000 voyageurs en 2023).
Enfin, le réseau Amtrak comprend un service géré à part, qui représente la plus belle réussite commerciale du pays, le corridor Nord-Est (NorthEast Corridor, NEC) qui s’étend de Boston à Washington D.C. Ce NEC, comprenant entre autres une ligne à « grande vitesse » (Acela Express), concentre à lui seul pas loin de 30 % de la fréquentation nationale totale d’Amtrak (12,1 millions de passagers en 2023).
Le NEC est une singularité dans le paysage ferroviaire étatsunien puisqu’Amtrak est propriétaire de l’essentiel de ses infrastructures. L’existence et le succès du NEC démontrent que le train est une solution viable puisqu’il a réussi à capter près de 75 % des déplacements interurbains entre Washington DC et New York au détriment de l’avion !
Des mégaprojets qui émergent
À l’heure actuelle, les États-Unis ne disposent pas de lignes à grande vitesse stricto sensu (au sens de l’Union internationale des chemins de fer (UIC)) mais d’un seul corridor à vitesse élevée (le NEC). En effet, l’Acela Express ne dépasse pas la vitesse maximale de 240 km/h et sa vitesse moyenne sur l’essentiel du corridor oscille entre 150 et 170 km/h.
On assiste toutefois à une multiplication de grands projets qui visent à développer des services de grande vitesse ferroviaire. Le chantier de la ligne à (vraie) grande vitesse en Californie (entre San Francisco et Los Angeles) se poursuit malgré une forte inflation des coûts et de multiples retards et conflits politiques locaux (la section dans la vallée centrale devrait ouvrir en 2028 tandis que la connexion vers San Francisco devrait s’achever en 2033, plus de 25 ans après le lancement du projet).
Le NEC d’Amtrak est engagé depuis près d’une décennie dans un vaste chantier de modernisation. En novembre 2023, Joe Biden a annoncé une enveloppe de 16,4 milliards de dollars pour le corridor Nord-Est, dont plus de 11 rien que pour remplacer deux tunnels hors d’âge (le Hudson River Tunnel à New York et le Frederick Douglass Tunnel à Baltimore – ce dernier date d’il y a plus de 150 ans et n’a jamais fait l’objet de travaux majeurs de modernisation).
Les projets privés constituent une particularité étatsunienne en matière de grande vitesse ferroviaire. Le projet Brightline de corridor à vitesse élevée en Floride (Miami-Orlando) est achevé et en exploitation depuis 2023, amenant à nouveau le train dans un État habitué à l’avion et à la voiture individuelle. Cette même entreprise a repris le projet d’une liaison entre Los Angeles et Las Vegas, projet (dit Brightline West) estimé à 20 milliards de dollars, tandis que des réflexions sont toujours en cours pour un projet au Texas.
Enfin, une multitude de projets concernent les gares : chantiers de modernisation et d’extension (Chicago Union Station, Washington Union Station), projets de développement et de densification des quartiers de gare (gare 30th Street de Philadelphie), construction de nouvelles gares centrales (San Francisco Salesforce Terminal, Miami Central).
« Amtrak Joe » vs. « business as usual »
Le président Biden a fondé une partie de sa campagne présidentielle de 2020 sur la promesse de « reconstruire » le pays et de remettre au niveau des infrastructures vieillissantes.
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La loi IIJA porte, nous l’avons dit, sur un total de 1 000 milliards de dollars d’investissements (111 milliards pour les routes et les autoroutes, 79 milliards pour les réseaux d’électricité, 65 milliards pour les réseaux Internet et mobile ou encore 39 milliards pour les transports publics).
Concernant le mode ferroviaire, les investissements sont historiques : 22 milliards de dollars de crédits pour Amtrak (16 milliards sur le réseau national et 6 milliards pour le seul NEC) et 44 milliards de dollars de subventions dites « discrétionnaires » par le biais de la Federal Railroad Administration. Ces subventions sont destinées à co-financer des projets d’infrastructure majeurs (ponts, tunnels, gares) et des projets de sécurisation et d’implantation de nouveaux systèmes d’exploitation.
Ces investissements massifs permettraient, si les budgets votés par le Congrès suivent, de moderniser comme jamais les infrastructures mais surtout d’étendre les services d’Amtrak. 25 lignes seraient modernisées au total et 39 nouveaux services pourraient être lancés permettant, d’après les projections d’Amtrak, de capter 20 millions de passagers supplémentaires d’ici quinze ans.
En parallèle, cette politique pro-ferroviaire a pour objectif de soutenir les projets de grande vitesse ferroviaire actuellement en chantier comme le chantier californien, ou futurs comme le projet privé Brightline West. Ces deux projets vont bénéficier d’une enveloppe de 6 milliards de dollars octroyée par Joe Biden fin 2023.
Néanmoins, l’argent ne fait pas tout et les menaces politiques qui pèsent sur cette politique ferroviaire ambitieuse sont nombreuses. A contrario des grands opérateurs ferroviaires historiques en Europe, Amtrak est un acteur relativement faible, qui ne reçoit qu’une enveloppe budgétaire annuelle maigre du gouvernement fédéral (entre 1,5 et 3 milliards de dollars par an).
Malgré les sommes historiques contenues dans la dernière loi de l’administration Biden, le déblocage effectif des budgets doit passer par le Congrès. Le financement d’Amtrak fait l’objet d’une intense bataille politique entre les Démocrates et les Républicains, ces derniers cherchant régulièrement à réduire le budget d’Amtrak à la portion congrue – pour 2024, les Républicains de la Chambre des Représentants ont proposé une coupe drastique de 64 % en contradiction avec la proposition budgétaire de la Maison Blanche et les engagements financiers pris dans le cadre de la loi IIJA.
L’administration Biden et le Parti démocrate ont été contraints à un compromis avec la majorité républicaine à la Chambre. Au-delà de la question budgétaire, aucune réforme systémique de la politique fédérale des transports n’a été engagée. Les financements et les politiques de transport et d’aménagement à tous les échelons de gouvernement continuent de favoriser ces modes carbonés.
Ces soubresauts politiques, qui reflètent en réalité le scepticisme voire l’opposition résolue d’une partie de la population étatsunienne face à un réinvestissement public massif en faveur du train, compliquent non seulement le réseau conventionnel d’Amtrak mais également les projets de corridors à grande vitesse. Une réélection de Donald Trump et une majorité républicaine dans les deux chambres du Congrès lors les élections de 2024 menaceraient très probablement les ambitions de ce renouveau ferroviaire aux États-Unis.