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Armée-nation, ces morts privées de sens

Hommage au lieutenant-colonel Arnaud Beltrame aux Invalides, le 28 mars 2018. Ludovic Marin/AFP

Nous publions des extraits du livre de Bénédicte Chéron, paru récemment aux éditions Armand-Colin : « Le soldat méconnu, la place de l’armée dans notre société ».


Pourquoi meurent-ils, ces hommes qui ont un beau jour décidé de passer le seuil d’un centre de recrutement ou de candidater à un concours des armées ? Pourquoi tombent-ils, ces soldats qui portent sur leurs treillis les couleurs de leur pays ? Pour la France, évidemment. Mais encore ? Que signifie mourir pour la France lorsque l’on tombe à Bouaké, le 6 novembre 2004, sous les bombes de deux sukoïs pilotés conjointement par des Ivoiriens et des Béliorusses qui ont obéi à des ordres dont la provenance est encore auréolée de flou ? Pourquoi sont morts dix militaires français, dans une embuscade à Uzbin, en Afghanistan, les 18 et 19 août 2008 ?

[…]

Lorsque survient le décès d’un soldat en opération, lorsque viennent à nouveau s’afficher sur les écrans et dans les pages des journaux les mots « morts pour la France », c’est le cœur même des liens entre la nation et ses armées qui est sollicité. La difficulté à donner et accorder du sens à ces décès est le symptôme autant que le moteur d’une crise de cette relation. Il est possible de comprendre le sens de la mort de celui qui a accepté de porter les armes pour la nation tout en ayant un débat collectif sur les choix politiques qui président aux opérations extérieures.

Or, la première décennie des années 2000 a été comme l’aboutissement d’un siècle de dissolution progressive du sens accordé par la société à la mort des militaires au service de la France. L’histoire politico-médiatique qui a été écrite au moment de ces décès a porté elle-même tous les signes des ambiguïtés de la relation entre la société et ses combattants. Là encore, alors que la professionnalisation aurait pu permettre de clarifier le sens de l’engagement posé volontairement par ceux qui, in fine, acceptent de mourir, c’est précisément l’inverse qui s’est produit comme si l’on arrivait au stade ultime d’une inculture du fait militaire dont les chefs politiques étaient les victimes consentantes.

Un contresens récurrent chez les politiques

Parmi les signes les plus révélateurs de la dissolution de l’identité épique des armées se trouve en effet le contresens récurrent fait par les responsables politiques sur ce qui fonde la spécificité militaire. Cette spécificité ne repose en effet par sur le sacrifice consenti de son intégrité physique, mais sur l’acceptation du combat collectif et non choisi capable de porter atteinte à un ennemi désigné par l’autorité politique.

Or la plupart des chefs politiques qui prennent la parole pour saluer le courage des soldats s’attardent sur la conséquence possible du combat, qui est la blessure et la mort des militaires français et n’évoquent qu’à la marge, quand ils le font, l’acceptation première du combat lui-même. L’effacement de la figure de l’ennemi dans le récit des opérations extérieures contemporaines va de pair avec cet effacement verbal, dans la sphère politique, de l’acte combattant.

Dans la société tout entière, lorsqu’on évoque le sacrifice consenti par les soldats, c’est d’abord aux risques qu’ils prennent pour leur vie que l’on songe. Ce mouvement de la pensée est bien légitime : c’est le sort des soldats français qui intéresse en premier lieu les Français. Mais si jamais n’est évoquée la cause première, et d’abord politique, qui justifie ce risque pris par ceux qui portent l’uniforme national, le sacrifice de cette intégrité physique ne peut avoir le moindre sens. Les militaires ne s’engagent pas sous le drapeau pour mourir, mais bien pour agir, la mort n’étant qu’une conséquence possible et non souhaitée de cette action.

Restituer l’identité épique du soldat

À deux reprises, au début de ce XXIe siècle, des militaires français meurent massivement (selon une échelle contemporaine toute relative) en opération extérieure, à Bouaké, en Côte d’Ivoire, le 6 novembre 2004, puis à Uzbin, en Afghanistan, dans la nuit du 18 au 19 août 2008. À Bouaké, ils sont neuf à périr sous les bombes de deux avions des forces du Président Laurent Gbagbo. À Uzbin, dix soldats sont tués dans une embuscade, après des combats acharnés. Les circonstances opérationnelles n’ont rien à voir et pourtant, dans les deux cas, la difficulté que les chefs politiques vont avoir à donner du sens à ces décès et les incompréhensions qui se manifestent puisent aux mêmes racines.

[…]

Pour que le sens de ces morts soit compris, il aurait fallu une parole politique forte qui rende à l’action de ces soldats une identité épique. Alors qu’elle était difficile à porter pour les défunts de Bouaké en raison de la nature de la mission, elle était, [à Uzbin], à portée de main et de micro. Or, le chef de l’État, Nicolas Sarkozy, est venu lui-même brouiller la donne.

À Kaboul, le 20 août, il déclare devant les caméras :

« Je vous le dis en conscience, si c’était à refaire, je le referai. Pas la patrouille, pas le même enchaînement des événements, mais le choix qui m’a amené à confirmer la décision de mes prédécesseurs. »

Par ces mots, il assume la politique menée en Afghanistan, mais il introduit lui-même un doute sur le déroulement des faits des 18 et 19 août. Peut-être ce doute était-il légitime, mais exprimé dans des délais aussi courts par le président de la République lui-même, il fait peser une suspicion majeure sur les circonstances de la mort des soldats français.

Un hommage national a lieu aux Invalides le 21 août. […] Le discours de Nicolas Sarkozy est diffusé en direct. Il porte incontestablement des tonalités épiques, qui rendent hommage à la dimension combattante de l’engagement militaire :

« Vous étiez partis en reconnaissance dans la vallée d’Uzbin, et au passage d’un col, vous avez été pris sous le feu nourri de terroristes talibans qui vous avaient tendu une embuscade. Le combat s’est engagé. Vous avez lutté des heures entières avec une bravoure et une ténacité qui force l’admiration. […] Vous étiez unis par un même idéal et vous aviez fait le choix du même engagement au service de votre patrie. […] Vous êtes morts jeunes, mais au moins, vous avez eu le privilège de vivre votre engagement, ce métier, le métier des armes dont nous voyons aujourd’hui de quel prix on peut le payer. Vous êtes des hommes qui vouliez vivre debout, vous êtes des hommes qui aviez des valeurs : la loyauté, le courage, la camaraderie, la solidarité. »

La judiciarisation des réalités combattantes

Cependant, ce ne sont pas ces extraits qui sont le plus massivement repris dans les journaux télévisés du soir. Sur TF1, les mots retenus sont ceux adressés aux familles :

« La France pleure avec vous vos enfants […] Je sais que rien ne pourra réparer la perte de l’être aimé et moi je vous dis qu’on peut être fier de ce qu’ils ont fait […] Je n’ai pas le droit de considérer la mort d’un soldat comme une fatalité. »

Puis vient cette phrase :

« Je veux qu’elles sachent tout, elles y ont droit (à la vérité NDLR), je veux que vos collègues ne se trouvent jamais dans une telle situation. »

En promettant ce que notre époque a pris pour habitude d’appeler la transparence, Nicolas Sarkozy ouvre la porte à la judiciarisation des réalités combattantes. Il anéantit le propos précédent qui donnait du sens à l’action des défunts et donc à leur mort. Il sous-entend qu’il y a une vérité à faire jaillir dans un délai qui n’est pas seulement celui de l’histoire, mais aussi celui de l’enquête immédiate. En affirmant sa volonté de ne pas voir se reproduire « une telle situation », il dénie toute existence au brouillard de la guerre et introduit l’idée qu’il pourrait exister une manière de garantir totalement la sécurité des hommes au combat.

Peut-être y avait-il et y a-t-il toujours des raisons de s’interroger sur les modalités de la patrouille qui a mené à l’embuscade d’Uzbin mais Nicolas Sarkozy est alors le chef de l’État. Sa parole a une force symbolique qui n’est pas celle d’un journaliste, d’un proche ou d’un élu ordinaire. Or, elle revêt une dimension paradoxale qui est précisément à la source de bien des incompréhensions chez les Français : il assume absolument la légitimité politique de la guerre menée en Afghanistan ; mais il n’assume pas ses modalités concrètes et le risque de la mort qu’elle contient inéluctablement.

[…]

Aux « morts pour la France » du XXIe siècle

Dans les mois et années qui ont suivi l’embuscade d’Uzbin des apprentissages mutuels se font, entre militaires et journalistes, sur la manière de travailler ensemble au récit de ces morts au combat et de construire ainsi une relation entre les citoyens et leurs armées plus cohérente. Des habitudes ont été prises. Des polémiques se sont éteintes et n’ont jamais été rouvertes, celle de l’âge des militaires qui combattent, en particulier. […]

Pour l’ensemble de la société, l’année 2011, déjà évoquée comme la plus meurtrière de l’engagement français en Afghanistan, est celle d’un basculement : en juin, à l’appel d’associations d’anciens combattants un premier rassemblement a lieu sur les Champs Élysée, le long du passage du cortège funéraire de soldats défunts. Ils ne sont alors que quelques dizaines à y participer, mais l’initiative est renouvelée sur le pont Alexandre III au rythme des hommages rendus en juillet puis en août. L’initiative ponctuelle devient une coutume et perdure encore. Sans que des foules soient au rendez-vous, ceux qui participent à ces hommages ont vu leurs rangs gonfler, d’année en année.

À partir de 2011 également, selon la volonté de Nicolas Sarkozy, le 11 novembre devient un jour de commémoration de l’armistice de la Grande Guerre, mais aussi d’hommage à tous les soldats tombés en opération extérieure, quelle que soit la nature de la mission […]

Ce 11 novembre nouvellement conçu est pérennisé par une loi adoptée le 20 février 2012. Le texte prévoit en outre que les noms des soldats à qui l’on rend désormais hommage ce jour-là puissent venir s’ajouter à ceux de leurs anciens sur les monuments aux morts. De cela aussi, les Français entendent parler même si aucun nom nouveau ne vient orner le monument de leur commune. […]

Tracasseries administratives

Quelques années plus tard, les décisions de 2011 sur la place des soldats défunts lors des commémorations du 11 novembre sont entrées dans les habitudes. Elles devraient même être renforcées grâce à un amendement adopté lors de la première lecture de la loi de programmation nationale en mars 2018 ; il prévoit que les noms des soldats morts en opération lors des douze mois précédents ne soient pas seulement lus lors de la cérémonie présidée par le président de la République à l’Arc de triomphe, mais aussi dans chaque commune devant le monument aux morts.

Dans l’article 2, après la deuxième phrase de l’alinéa 218, sont insérées les deux phrases suivantes :

« À l’occasion de la journée d’hommage à tous les morts pour la France, la liste des militaires morts en opération dans les douze mois précédents sera transmise à chaque commune de France pour que leur nom, leur âge, leur unité, soient énoncés pendant les commémorations du 11 novembre. Le nombre et l’âge de leurs enfants seront également transmis. »

L’année 2018 devrait aussi être celle de la mise en œuvre réelle du chantier de construction d’un monument aux morts en opération extérieure attendu depuis… 2011 […] Depuis cette date en effet, de multiples tracasseries judiciaires et administratives ont bloqué le projet, sans qu’une volonté politique réelle, à la mairie de Paris et à l’Élysée, ne permette de les surmonter.

Le président François Hollande en a inauguré l’emplacement en 2017, dans le parc André Citroën, mais les délais n’ont à nouveau pas été tenus et, alors que ces lignes sont écrites, l’inauguration déjà reportée et finalement prévue pour novembre 2018 demeure tellement incertaine qu’une date en 2019 est désormais envisagée.

La reconnaissance aux 600 défunts des opérations menées depuis celle du Tchad, en 1969, trouverait pourtant là une manifestation concrète importante, quel que soit le jugement politique porté sur ces engagements armés de la France. Ailleurs, des élus se mobilisent davantage : le journaliste Philippe Chapleau a signalé en juin 2018, dans son blog « Lignes de défense », que la commune de Theix, dans le Morbihan, a érigé un monument pour ces mêmes défunts dont l’inauguration devrait avoir lieu au printemps 2019.

Une trame victimaire persistante

D’autres signes d’évolution, moins quantifiables, mais bien réels, sont perceptibles : à Lesneven, dans le Finistère, une fresque murale peinte sur un transformateur électrique a été réalisée en 2017 par le conseil municipal des enfants. Elle représente plusieurs visages de personnalités connues comme Coluche ou Mère Theresa mais aussi, et c’est lui qui occupe le plus d’espace, celui du maréchal des logis-chef Fabien Jacq (515e régiment du Train de La Braconne), blessé mortellement au Sahel le 4 novembre 2016. La fresque a été inaugurée le 20 juillet 2017.

Dans le même registre de l’art de rue, une fresque représentant Arnaud Beltrame a été peinte sur un transformateur, rue de Paris à Port-Marly (Yvelines) dans les jours qui ont suivi son acte héroïque à Trèbes le 23 mars, près de Carcassonne pour mettre fin à l’action meurtrière d’un djihadiste dans un supermarché. Un texte accompagnait l’image : « Arnaud Beltrame, 1973-2018 – Soyons fiers de son courage et n’oublions jamais son sacrifice. » […]

Portrait d’Arnaud Beltrame, dans la cour des Invalides, le 28 mars 2018. Bertrand Guay/AFP

Pour autant, le doute subsiste sur le retour réel d’une identité épique des armées aux yeux des Français. Le terme de « victime » est toujours massivement utilisé. Le récit qui continue de s’écrire sur Uzbin demeure ancré dans la tonalité médiatique des jours qui ont immédiatement suivi l’embuscade et continue de s’articuler autour d’une trame victimaire.

Lorsque le 27 janvier 2016, l’émission Affaire sensibles sur France inter est consacrée à ce fait d’armes, elle est ainsi présentée :

« Uzbin, c’est le nom d’une tragédie qu’on murmure entre soldats, envoyés en Afghanistan comme symbole de leur peur, en particulier d’une attaque-surprise, sans pouvoir ni décrocher, ni riposter… Symbole aussi d’un choc, celui des visages des disparus, publiés à la Une des journaux. Et puis tout simplement, les dix morts d’Uzbin représentent la plus grosse perte de l’armée française depuis l’attentat du Drakkar en 1983 à Beyrouth. Il y a eu “Avoir 20 ans dans les Aurès…” Il y a aussi “Avoir 20 ans, et mourir à Uzbin” : là encore, c’est l’histoire de jeunes soldats, envoyés pour certains pour la première fois au front. C’est enfin, l’histoire de leurs parents et de leurs proches et celle d’une controverse, du poids d’un mot qu’on hésite à utiliser du côté des gouvernants : le mot “guerre”. »

Les morts d’Uzbin continuent d’être comparés aux appelés d’Algérie, toujours victimes. […]

De même, si la mort d’Arnaud Beltrame a eu un écho hors-norme au sein de la communauté nationale, elle a d’abord été analysée très largement dans le débat public comme la conséquence d’un acte purement sacrificiel. Arnaud Beltrame est apparu aux yeux de beaucoup comme une victime du terrorisme alors qu’il a d’abord été un combattant : il est entré dans le supermarché pour sauver des otages avec l’intention d’agir et non de mourir, même s’il savait sa mort possible et probable.

Prendre en compte cette réalité permet de rendre justice au sens de l’engagement d’Arnaud Beltrame. Elle permet aussi de rappeler à l’ensemble des Français que la place de la mort dans la vie de leurs soldats n’est pas la même que celle qui lui accordent les djihadistes : les militaires ne recherchent pas la mort ; ils consentent à la donner, par obéissance, et en acceptent la possibilité pour eux-mêmes.

Seul le temps permettra de savoir si les évolutions amorcées depuis 2008 se confirment et s’ancrent dans la vie sociale ordinaire. […]

L’acceptation du combat

L’attention portée par les politiques et les chefs militaires à leur parole publique est cruciale : ce sont eux, par leurs voix, qui confèrent une identité narrative à ces militaires. Les hommages nationaux rendus aux « morts pour la France » ponctuent la vie nationale, mais leur sens demeure incomplet si la parole politique qui les accompagne ne rend pas justice aux ressorts profonds de l’engagement militaire.

Il n’y a pas des morts qui, dans l’absolu, valent plus ou moins que d’autres. En revanche, par l’élaboration de rites, la société choisit de donner un sens particulier aux unes ou autres. La parole politique qui prend place au cœur de chaque hommage national, parce qu’elle représente les Français dans leur ensemble, est une clé de la reconnaissance du choix posé en leur nom par chaque soldat.

En dehors même de ces moments tragiques que nul ne peut souhaiter voir survenir, ce souci de cohérence devrait être permanent : il est possible de prendre en compte les souffrances individuelles et collectives liées aux blessures psychiques et physiques de ceux qui ont combattu sans réduire les mots prononcés à de la pitié. Il est possible de porter un regard de compassion sur ces soldats qui ne laisse pas de côté l’engagement librement consenti et le courage que requiert l’acte combattant.

DR

De ces mots, dépend en grande partie la perception que les Français ont du métier des armes et de son rôle au sein de la communauté nationale. Si cette mort ne revêt aucun sens, si cette mort fait des militaires défunts des victimes accidentelles parce qu’on oublie qu’avant de mourir ils se sont battus, le soldat français demeurera cette figure éclatée, qui oscille d’un rôle à l’autre, de l’éducateur que l’on espère capable de remettre debout une jeunesse en déshérence au représentant quotidien de la force régalienne de l’opération Sentinelle en passant par le combattant du désert de la bande sahélo-saharienne.

Ce qui fait l’unité de ces différents rôles, c’est l’acceptation du combat au service de la nation, dans des engagements qui ne sont pas choisis. De cette perception par les Français de la figure du militaire, dépend la compréhension par les citoyens des guerres qui sont menées en leur nom. À cette condition seulement, un débat de qualité peut exister sur les choix posés en la matière par les chefs politiques.

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