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Asics, ou l’entreprise multinationale à l’épreuve de la RSE

Les pressions pour limiter l'empreinte sociale et environnementale des produits sont venues d'Europe, pas du Japon où se situe le siège de l'équipementier. Ketchup-j / Wikimedia, CC BY-SA

Cet article est tiré de l’article de recherche : Acquier, Carbone & Moatti (2018) « Teaching the Sushi Chef : Hybridization Work and CSR Integration in a Japanese Multinational Company », publié dans le Journal of Business Ethics.


Les auteurs présentent leurs travaux dans une vidéo FNEGE Médias.

La Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) est une notion culturellement située. Autrement dit, elle varie beaucoup d’un pays à l’autre. Par exemple, alors que les dirigeants américains privilégient la philantropie, les dons et les initiatives volontaires des entreprises, les dirigeants japonais ou allemands mettent plutôt l’accent sur le recyclage et la protection de l’environnement, tandis que les Français s’attachent aux enjeux sociaux, conditions de travail et respect des réglementations.

De ce fait, les pratiques de RSE dans une multinationale sont souvent plus complexes que prévu, car les multinationales doivent faire face à la fois à l’intégration globale de la RSE et à son adaptation locale, ce qui représente un vrai dilemme organisationnel.

Pressions des managers européens

Dans notre article paru dans le Journal of Business Ethics, nous avons exploré ce dilemme à travers une étude de cas fascinante sur Asics, un acteur mondial majeur dans l’industrie de l’équipement de sport. Le siège de l’entreprise se situe dans la ville de Kobe au Japon, avec un management traditionnel très centralisé et très marqué par cette empreinte japonaise. Or, les premières pressions en faveur d’une stratégie de RSE se sont manifestées au début des années 2000 en Europe, loin du siège, où les dirigeants locaux étaient particulièrement exposés aux pressions des concurrents et des parties prenantes.

Ces pressions ont pris la forme de nouvelles réglementations ainsi que d’interpellations de plusieurs ONG sur l’empreinte sociale et environnementale des produits, en particulier pendant les Jeux olympiques d’Athènes de 2004. Le Japon, éloigné de ce contexte, était beaucoup moins touché et concerné par de telles pressions. Ce sont donc des managers européens « sous pression », mais loin du siège, qui ont été confrontés à la nécessité de bâtir une véritable stratégie RSE.

Travail d’hybridation

À travers ce cas, nous cherchons à répondre à la question suivante : quelles stratégies et quelles pratiques des managers locaux, éloignés du siège, mettent-ils en œuvre pour faire entendre leur voix et influencer la définition de la politique RSE de la direction générale, du siège ?

La politique RSE d’Asics doit beaucoup à celle de sa filiale européenne. Capture d’écran.

Pour peser sur la politique générale de l’entreprise, ces managers locaux ont dû mettre en œuvre ce que nous appelons un « travail d’hybridation », consistant à combiner et adapter différentes approches institutionnelles d’une même pratique managériale (dans notre cas, la RSE). Ce travail d’hybridation permet de construire un équilibre délicat entre continuité et renouvellement. Continuité tout d’abord : la filiale européenne a pris soin de ne pas heurter, en inscrivant sa démarche dans l’histoire, les valeurs fondatrices et l’identité d’Asics. Ils ont ainsi montré comment leur démarche était cohérente avec la mission originelle du fondateur (Kihachiro Onitsuka), qui avait fondé l’entreprise après la Seconde Guerre mondiale pour éduquer les jeunes par le sport. De même, en accord avec les valeurs de l’entreprise, les managers européens ont pris soin de ne pas trop communiquer vers l’externe.

Une équipe RSE internationalisée et féminisée

D’un autre côté, ces managers ont introduit de la nouveauté pour insuffler une approche occidentale de la RSE. Cela s’est fait par exemple en embauchant des profils dédiés à la RSE capables de tisser des relations entre les différents métiers et fonctions de l’entreprise, les parties prenantes internes et externes. Les managers européens ont également transformé des démarches déjà existantes chez Asics, comme ISO 14 000 qui concerne la responsabilité environnementale. Ils l’ont transformée en un dispositif de participation transversale capable d’impliquer des personnes de différentes fonctions, pays et cultures pour formaliser et faire adhérer à la démarche de RSE.

Le siège d’Asics, à Kobe. Saoyagi2/Wikimedia, CC BY

Dans un deuxième temps, le siège japonais s’est approprié ces initiatives en transformant complètement, en quelques années, son approche de la RSE qui s’inspire désormais davantage des initiatives européennes. Plusieurs acteurs de l’équipe européenne de RSE ont été nommés au siège, et alors que celle en place à Kobe était jusqu’alors purement japonaise et masculine, sa composition s’est internationalisée et féminisée.

Les recettes du changement

On est donc passé en une dizaine d’années d’une approche très fragmentée de la RSE à une approche intégrée, qui hybride l’identité historique du groupe avec la façon de faire la RSE à l’européenne, plus explicite et alignée à la stratégie de l’entreprise.

Ce cas illustre les conditions par lesquelles les filiales peuvent porter une innovation managériale au sein d’un groupe multinational. Deux conditions sont à réunir : d’abord, la perception par les acteurs locaux d’un écart important entre le contexte institutionnel local de la filiale et celui du siège ; ensuite, la capacité à mettre en œuvre le travail d’hybridation.

Finalement, comme le résume l’un des managers d’Asics, on peut analyser l’intégration de la RSE dans la multinationale à travers la métaphore de l’évolution des recettes de sushis au pays du soleil levant, sous l’influence de la cuisine étrangère :

« Ce sont des chefs japonais ayant voyagé qui peuvent faire évoluer les recettes japonaises. Ils voient qu’en Californie, on fait des sushis différemment, que là-bas, on propose autre chose. De retour au pays, ils partagent ces autres manières de faire avec les autres chefs. Cette proximité fait que c’est beaucoup plus facile pour un chef de la vieille école de goûter, de jeter un coup d’œil, et de dire que ce n’est pas si mal. Voilà notre expérience de la façon dont nous avons pu interagir avec nos collègues japonais ».

De la même façon, la recette de la RSE à l’occidentale a réussi à réinterpréter la RSE traditionnelle japonaise sans pour autant la dénaturer.

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